jeudi 4 mars 2010

MARCEL DUCHAMP (III)





Photographie du plan de montage de Étant donné (1964-1966)




Schéma d'installation

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Peintre, artiste indépendant des groupes, fût-ce celui du surréalisme - avec lequel il lui est arrivé souvent de collaborer -, grand joueur d'échecs, individu émancipé, Marcel DUCHAMP est sans doute l'artiste du XXe siècle qui a le mieux réussi à accomplir une œuvre absolument originale, en échappant aux variations du marché de l'art et au système de la mode. « Unique », au sens que Max Stirner donnait à ce mot, il a, plus radicalement que Picasso, ébranlé les valeurs esthétiques sur lesquelles Cézanne et ses héritiers cubistes, puis abstraits, ont voulu construire l'art moderne : la « peinture-peinture », ou « peinture pure », dont il fut le premier à dénoncer la limitation « rétinienne », les aspects anti-intellectuels et le caractère décoratif, dus à la recherche du seul « plaisir des yeux ».

Plutôt que de s'affilier à une tendance esthétique quelconque, Marcel Duchamp a en effet préféré, de même que ses amis Francis Picabia et Man Ray, qui furent les premiers à le suivre dans cette voie, prendre le risque de l'anti-art. Par deux œuvres de grandes dimensions, les deux pôles de sa planète, auxquelles il a secrètement travaillé au début (1912-1923) et à la fin (1946-1966) de sa vie : La Mariée mise à nu par ses célibataires, même et Étant donnés : 1. la chute d'eau, 2. le gaz d'éclairage, accompagnées ou séparées par quelques objets ironiques, qu'il appelait ready-mades (« objets manufacturés promus à la dignité d'œuvres d'art par le choix de l'artiste »), il a pris une grande distance à l'égard du monde de l'art, de ses rivalités et de ses aléas, en s'éloignant le plus souvent possible du milieu artistique parisien, à Munich et surtout à New York, puis en concentrant l'essentiel de son œuvre dans un seul lieu : le musée de Philadelphie.

Il avait au préalable rassemblé des reproductions, répliques et fac-similés de presque tous ses travaux dans sa Boîte-en-valise (1936-1941), qui a accrédité jusqu'à sa mort, par son caractère de « musée portatif », la thèse selon laquelle il avait « définitivement abandonné » la peinture, sinon la création artistique en 1923. La révélation d'Étant donnés, un an après sa mort, a ruiné cette thèse et contribué au réexamen critique et historique dont toute sa démarche demeure l'objet.

Un même sourire aux lèvres d'un bout à l'autre de son existence, Marcel Duchamp n'a sans doute jamais tout dit de ce qu'il pensait, sinon sur le mode de la boutade, ou d'une manière détournée, à la fois humoristique et poétique, qu'il appelait la méta-ironie. Ses écrits : ceux de la Boîte de 1914 et de la Boîte verte, confectionnée en 1934, les textes intitulés À l'infinitif, recueillis et publiés dans la Boîte blanche deux ans avant sa mort, d'autres « Notes » inédites publiées en 1980 par le Centre GeorgesPompidou, de même que les déclarations qu'il a faites lors de nombreuses interviews qu'il a accordées pour des revues, des livres ou pour des films, ont ouvert malgré tout assez de pistes successives pour que l'on puisse se guider dans cette pensée labyrinthique et découvrir finalement que son œuvre a obéi, à partir de 1912, à une même stratégie intellectuelle : l'indépendance d'un homme intelligent, conscient de la nécessité de préserver les droits de l'individu, et qui n'a vu dans l'art qu'« un débouché sur des régions que ne dominent ni l'espace ni le temps ».

Ayant bénéficié à ses débuts des chances que lui a accordées son père, Eugène Duchamp, notaire à Blainville, qui l'a aidé financièrement, de même que ses deux frères aînés : Gaston Duchamp, alias Jacques Villon, peintre, Raymond-Duchamp-Villon, sculpteur, et sa sœur cadette, Suzanne Duchamp, Marcel Duchamp a commencé à peindre à l'âge de quinze ans, en 1902. En 1907, il a marqué sa prédilection pour l'humour en collaborant, comme caricaturiste, au Courrier français et au Rire, mais dès 1910 ses peintures, qui portent la double empreinte de Cézanne et des fauves, s'en écartent par certaines « distorsions », comme l'aura dont il entoure une main, dans son Portrait du docteur Dumouchel. Il rencontre la même année Guillaume Apollinaire, qui lui consacrera un chapitre de ses Méditations esthétiques, Francis Picabia, Fernand Léger, Metzinger, Gleizes et le « mathématicien » Albert Princet.

En 1912, il dépasse en douze mois, tout en la contournant, l'esthétique du cubisme. Il peint en effet, coup sur coup, des figures allégoriques (Le Buisson, Le Printemps), des figures abrégées ou disposées au hasard (À propos de jeune sœur, Yvonne et Magdeleine déchiquetées - ses deux plus jeunes sœurs), des figures superposées en transparence (Portrait de joueurs d'échecs) et pour la première fois l'image du mouvement (Moulin à café, Jeune Homme triste dans un train, Nu descendant un escalier no 1) où son intérêt pour les machines est déjà suggéré.

En 1912, il prend pour la première fois un risque en inscrivant, en lettres capitales : NU DESCENDANT UN ESCALIER, au bas de la seconde version de ce tableau, qu'il va livrer au Salon des indépendants dans une barque louée sur la Seine, pour éviter l'octroi de la porte Maillot à la sortie de son atelier de Neuilly. Metzinger et Gleizes, responsables des cimaises réservées aux cubistes dans ce Salon, voient dans ce titre une offense à leur dogme, qui interdit notamment le nu. Ils demandent à Jacques Villon et à Duchamp-Villon d'intercéder auprès de leur frère pour qu'il le change. Indigné mais silencieux, Marcel Duchamp va immédiatement retirer le tableau du Salon.

Deux mois plus tard, Duchamp assiste avec Apollinaire et Picabia à une représentation, au Théâtre-Antoine, des Impressions d'Afrique de Raymond Roussel, qui font scandale par les « machines » saugrenues présentées sur scène, dont une statue en baleines de corset roulant sur des rails en mou de veau. Enthousiasmé par ce spectacle, Duchamp ne découvrira que beaucoup plus tard les jeux de mots cachés à partir desquels Roussel inventait ses machines scandaleuses. Ce qui l'éblouit chez cet écrivain qui ne sera célébré de son vivant que par les surréalistes, c'est ce qu'il avait d'« unique ». Il s'intéresse, la même année, à une série d'articles sur la quatrième dimension - dont les artistes, deux ans après la publication des premiers travaux d'Einstein, discutaient alors beaucoup - parus dans Comoedia sous la signature de son directeur, Gaston de Pawlowski. Jean Clair a révélé leur importance, en les raccordant aux notes prises par Duchamp au moment où il travaillait à La Mariée mise à nu par ses célibataires, même ; notamment celles qui sont intitulées : À l'infinitif. Duchamp y expose sa propre conception de la quatrième dimension. Sans faire référence à Pawlowski, il cite la théorie de Poincaré des « continus à n-dimensions », des « continus à n-I dimensions », de même que le livre de Jouffret sur la quatrième dimension.

Duchamp a déclaré à Pierre Cabanne : « C'est Roussel qui, fondamentalement, fut responsable de mon Verre, La Mariée mise à nu [...], ce furent ses Impressions d'Afrique qui m'indiquèrent dans ses grandes lignes la démarche à adopter » et qu'ayant lu les « choses de ce Povolowski » (sic), il a simplement « pensé à l'idée d'une projection, d'une quatrième dimension invisible [...], autrement dit que tout objet de trois dimensions, que nous voyons froidement, est une projection d'une chose à quatre dimensions, que nous ne connaissons pas ». Mais, pour y réfléchir tranquillement, Duchamp s'est éloigné de Paris en juin 1912 et s'est installé pendant plusieurs mois à Munich, où il a transformé sa chambre d'hôtel en atelier. C'est dans cette chambre que, pour préparer l'« œuvre de grande taille » (surnommée également Le Grand Verre) à laquelle il songeait, il a peint successivement : Vierge no 1, Vierge no 2, Mécanique de la pudeur, Pudeur mécanique, Le Passage de la Vierge à la Mariée, Mariée - où celle-ci prend l'aspect mi-viscéral mi-mécanique qu'elle aura dans le « Grand Verre » - et exécuté le dessin : Première recherche pour : la Mariée mise à nu par ses célibataires.

Les causes et les circonstances de ce séjour si productif à Munich restent méconnues, ce qui laisse la porte ouverte à bien des interprétations. Ulf Linde, par exemple, ayant découvert une planche représentant une femme que dévêtaient deux hommes dans un livre d'Eugène Canseliet sur l'alchimie, où il a reconnu la même composition que dans le dessin préparatoire de Munich pour La Mariée mise à nu, et Duchamp ayant travaillé à la bibliothèque Sainte-Geneviève à partir de la fin de 1912 jusqu'en 1914, il en déduit que Duchamp a pu consulter, sans en faire état, un grand nombre d'ouvrages sur l'alchimie, et s'en inspirer. Il n'en conclut pourtant pas que Le Grand Verre, accompagné de la Boîte verte, soit « un traité d'alchimie ou de géométrie [...], mais un poème ». Interprétation qui semble, finalement, la plus adaptée à la personnalité même de Duchamp, grand lecteur de Jules Laforgue, de Mallarmé, de Jarry, et qui a précisé que l'idée du Nu descendant un escalier lui est venue d'un poème de Laforgue où « un nu monte un escalier ».
Son Nu descendant un escalier ayant suscité un scandale à l'Armory Show de New York en 1913, où quatre de ses toiles sont exposées en même temps que quelques tableaux de Picabia, et cette exposition ayant voyagé ensuite à Chicago et à Boston, ce tableau devient le symbole de la révolution de l'art moderne aux États-Unis. Duchamp n'en reste pas moins en France, où la découverte d'une Broyeuse de chocolat dans la vitrine d'un chocolatier de Rouen l'aide à achever le plan-perspective du Grand Verre, grâce auquel il trouve les moyens d'articuler neuf « moules mâlic », qu'il appelle « cimetière des uniformes et livrées » - ou « matrice d'éros » - à plusieurs machines. Jean Clair a su montrer que les recherches accomplies par Duchamp à la bibliothèque Sainte-Geneviève lui ont permis de prendre connaissance du Thaumaturgus Opticus de Nicéron et de la Manière universelle d'Abraham Bosse : on y découvre des planches semblables à la construction du Grand Verre en deux parties, l'une renvoyant au « perspectif » (la partie basse, celle de la « machine-célibataire »), l'autre au « géométral » (la partie haute, celle de la mariée). Pendant cette même année 1913, Duchamp eut « l'heureuse idée de fixer une roue de bicyclette sur un tabouret et de la regarder tourner » : ce fut son premier « ready-made », mais aussi un objet de méditation autour duquel sa pensée a longtemps gravité.

Réformé en 1914, il continue de travailler à la préparation de La Mariée mise à nu, en réalisant sur verre l'une des parties de la section inférieure : Glissière contenant un moulin à eau en métaux voisins, selon une perspective rigoureuse, destinée à donner l'illusion de la présence réelle de cette machine derrière le verre. Au moment où l'art s'engage dans une direction où la perspective et le sujet réel sont abolis, cette œuvre marque une rupture totale avec l'évolution de l'art moderne. Mais Duchamp n'en informe personne, de même que de son achat d'un « hérisson » à bouteilles au Bazar de l'Hôtel de Ville, second « ready-made ». L'invitation à New York par l'un des responsables de l'Armory Show, Walter Pach, lui permet de préserver le secret de son œuvre, dont il emballe les ébauches pour continuer à y travailler en dehors de l'atmosphère chauvine qui s'est instaurée à Paris.

À New York, où il débarque en août 1915, il retrouve Picabia, rencontre Walter et Louise Arensberg, qui vont devenir ses plus grands collectionneurs, puis Man Ray. Réformé définitivement en 1917, et vivant de « leçons de français », il envoie, avec une intention provocatrice qui devance Dada, né la même année 9en fait l'année précédente : en mars 1916) à Zurich, un urinoir intitulé Fontaine et signé R. Mutt au Salon des artistes indépendants de New York, que son comité refuse d'exposer. Miss Dreier lui commande alors une peinture : Tu m', longue toile peuplée d'ombres de ready-mades, de figures géométriques et des profils de ses Trois Stoppages-étalons de 1913-1914, qu'il avait obtenus en faisant tomber trois fois, d'un mètre de hauteur, un fil d'un mètre de longueur sur un plan horizontal, pour « donner une figure nouvelle de l'unité de longueur ». Tu m', qui résout déjà la contradiction entre peinture, ready-mades et assemblage, est la dernière toile peinte par Duchamp.

Il continuera cependant à travailler jusqu'à 1923 - où il le laissera inachevé - à son Grand Verre, même pendant son séjour, de septembre 1918 à juin 1919, à Buenos Aires, d'où il envoie un « ready-made malheureux » à sa sœur Suzanne, pour son mariage avec Jean Crotti, peintre. De 1919 à la Seconde Guerre mondiale, il consacrera de plus en plus de temps aux échecs et aux championnats d'échecs - il s'est classé en Europe parmi les meilleurs joueurs - mais aussi à la vente et aux expositions des sculptures de son ami Brancusi. En 1927, son mariage avec Lydie Sarazin-Levassor ne dure que quelques mois et il apprendra avec calme, en 1933, par miss Dreier, qui en a fait l'acquisition, que son Grand Verre a été cassé pendant un transport. Il publie l'année suivante les quelques notes, reproduites en fac-similé dans la Boîte verte, aux éditions Rrose Sélavy, qui permettent à André Breton d'écrire en 1935 le premier essai qu'on ait consacré à son œuvre : Phare de la mariée. En 1937, il fait exécuter une porte en verre silhouettant un homme et une femme se tenant côte à côte pour l'entrée de la galerie Gradiva, dirigée par Breton, et en 1938, où il collabore à la présentation de l'Exposition internationale du surréalisme, il conçoit l'idée de la Boîte-en-valise, qui miniaturise la plupart de ses œuvres et sera tirée à vingt, puis à trois cents exemplaires.

Il quittera de nouveau la France en 1942 pour New York, où il partage la vie des surréalistes exilés : André Breton, Max Ernst, André Masson, Yves Tanguy et le peintre qui aidera le mieux à sa compréhension, Matta, qui lui a consacré, avec miss Dreier, une plaquette : Duchamp's Glass : an Analytical Reflection, en 1944. Duchamp, qui collabore à la revue surréaliste VVV, substituera, pour la couverture du livre d'André Breton : Young Cherry Trees Secured Against Mares (« Jeunes Cerisiers garantis contre les lièvres »), le visage de Breton à celui de la statue de la Liberté et collaborera de nouveau, en 1947, à l'installation de l'Exposition internationale du surréalisme, confirmant ainsi sa préférence pour la liberté formelle, indépendante de toutes les familles esthétiques, qui préside à la création des surréalistes.

De 1946 à 1966, Duchamp réalisera le plus grand « assemblage » qu'on ait jusque-là conçu, en lui donnant pour titre la première phrase de la Préface aux Notes de la Boîte verte : Étant données : 1. la chute d'eau, 2. le gaz d'éclairage, reprise dans l'Avertissement qui suit, avec cette adjonction : dans l'obscurité. C'est en effet dans le secret le plus total que Duchamp, avant et après son mariage - définitif celui-là - avec Alexina Sattler, va réaliser cette œuvre, dont elle sera la seule à connaître, avec Bill Copley, l'existence avant la mort de son mari. Il s'agit d'un « environnement en matériaux divers », placé dans une chambre interdite d'accès par une porte de ferme espagnole en bois, à travers laquelle on peut apercevoir, par deux trous et par une brèche pratiquée dans un mur de briques qui clôture une première chambre vide, la Mariée devenue enfin visible, couchée sur des brindilles, tenant une lampe à gaz (« bec Auer ») à la main, nouvelle statue de la Liberté renversée, littéralement mise à nu, violée visuellement par les regardeurs (ou « témoins oculistes »), rejetés hors de l'œuvre, de l'autre côté de la porte. Étant donnés transpose ainsi à l'horizontale la construction verticale de la Mariée mise à nu. Le sexe ouvert, mais la tête dissimulée par une chevelure blonde, la Mariée reste liée aux éléments du Grand Verre : le gaz d'éclairage qui circulait dans les « moules mâlic » de la machine célibataire, elle le tient dans sa main avec le bec Auer, et la chute d'eau, qui faisait également partie du monde des Célibataires dans Le Grand Verre, se trouve derrière la tête, animée dans le paysage du fond par un projecteur et un moteur rotatif percé de trous. Le Grand Verre, qui se voulait « un inventaire des éléments » de l'épanouissement de la Mariée, « éléments de la vie sexuelle imaginée par elle, mariée désirante », s'est transformé en spectacle de cet « épanouissement cinématique » sur terre, et non plus dans la « Voie lactée couleur chair », de la partie supérieure du Grand Verre. Les interprétations naïvement mystiques qu'on a pu faire du « Verre » de Duchamp en furent démenties du même coup.

Contrairement à ce qui se passait dans le Grand Verre, où la Mariée interposait une chute d'eau entre les Célibataires et elle - comme Diane, dit Octavio Paz, « lance un peu d'eau sur Actéon et le transforme en cerf » -, la Mariée aux jambes écartées d'Étant donnés n'offre, bien que protégée par la porte, aucune résistance, aucune « pudeur » au désir des Célibataires, devenus à leur tour invisibles. Les visiteurs du musée de Philadelphie, où Étant donnés a été installé non loin de La Mariée mise à nu en 1969, sont ainsi conviés à s'identifier aux Célibataires, mêmes.

Par ses deux œuvres maîtresses, Duchamp a cerné de tous côtés la question du voir, du « voyable » et de la vision, physique et mentale. Il incite à nous placer en abîme par rapport à elles, à l'intérieur de tous nos fantasmes, de manière à bien nous démontrer que « ce sont les regardeurs qui font les tableaux ».

Suite discontinue de coïncidences, de convergences et de « charnières », semblables aux assonances et aux allitérations d'un même poème, toutes ses œuvres se font signe, de loin en loin, tels les jalons placés dans un désert par un même homme - « unique ». Ses deux « fenêtres », par exemple, Fresh Widow (faite à New York en 1920), titre joueur par rapport à la Mariée, signée Rrose Sélavy, et La Bagarre d'Austerlitz (faite à Paris, en 1921), dont les vitres sont passées au blanc d'Espagne, faisaient négativement allusion au Grand Verre, dont personne n'avait alors connaissance à Paris, mais aussi, à l'avance, à Étant donnés. Les vitres recouvertes de cuir ciré noir de Fresh Widow, qui interdisent la vue, comme la porte derrière laquelle Duchamp a dissimulé sa seconde Mariée, de même que le socle de briques de La Bagarre d'Austerlitz annoncent la brèche d'Étant donnés par laquelle celui qui regarde par les trous de la porte aperçoit peut-être ce que dissimulaient les carreaux passés au blanc d'Espagne de La Bagarre d'Austerlitz. Pareillement, le bec Auer, que cette seconde Mariée brandit de la main gauche, est identique à celui que Duchamp a dessiné au fusain, à dix-sept ans. De même encore, toutes ses considérations sur la chute d'eau et le gaz d'éclairage, dans la Boîte verte de 1934, seront concentrées dans un seul ready-made, la plaque émaillée à fond blanc qu'on trouve encore sur certains immeubles de Paris : Eau et gaz à tous les étages, qu'il a utilisée pour l'édition de luxe de la première monographie qu'on lui ait consacré, Sur Marcel Duchamp, par Robert Lebel, en 1959.

On peut se demander enfin si l'invention de la mystérieuse Rrose Sélavy, à laquelle il s'est identifié en se déguisant en femme dans Belle Haleine, eau de voilette (1921), et dans Rrose Sélavy, le portrait qu'il a fait faire par Man Ray la même année, n'était pas l'une de ses « méta-ironies » sur la bi-sexualité hypothétique de la Joconde. Son irrespect à l'égard du célèbre tableau de Vinci dont, en 1919, il a intitulé une reproduction ornée d'une barbichette et d'une moustache : L.H.O.O.Q., et qui semblait alors faire partie du jeu iconoclastique de DADA, a en effet pris un tout autre sens, quand Duchamp, en 1965, a intitulé une carte à jouer à l'effigie de la Joconde : rasée L.H.O.O.Q., un an avant qu'il n'achève Étant donnés, où le pubis de la Mariée est précisément « rasé ». Tout porte à croire qu'il existe une figure commune entre la Vierge, la Mariée, la Joconde et Rrose Sélavy : le peintre même, dont le prénom contient à lui seul la MARiée et les CÉLibataires. De tous les signes que Duchamp s'est fait à lui-même à travers Vinci, auquel les petits dessins de ses manuscrits font si souvent penser, on retiendra en tout cas le dernier : ce paysage, peint derrière les « brindilles » où Duchamp a fait « déchoir » sa Mariée du haut de sa « Voie lactée », et qui ressemble tant, par ses verts, ses rouges, son atmosphère, à celui que Vinci a peint derrière Mona Lisa.

Mise à nu d'Éros, entreprise d'abord en quatre dimensions, achevée en trois, pour que « l'érotisme remplace », comme il l'a dit clairement, « ce que d'autres écoles de littérature appelaient symbolisme, romantisme », l'œuvre de Duchamp remplace en tout cas la « peinture rétinienne », ou « peinture-peinture », par une manière toute individuelle de s'exprimer, qui questionne la pensée. Il a su extraire de l'« anti-art », qui fut aussi un masque pour les vrais créateurs, les moyens de réconcilier l'art non avec « le peuple », comme le prophétisait un peu vite Apollinaire, mais avec la vie, et si la question qu'il a posée : « Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas “d'art” ? », ne se pose plus guère, c'est qu'il a su prouver qu'on pouvait y répondre « oui ».

Alain JOUFFROY. « Marcel Duchamp ». Encyclopaedia Universalis


Aux écrits de Marcel Duchamp réunis et présentés par Michel Sanouillet dans : Marcel Duchamp, Duchamp du signe (Flammarion, 1976), se sont ajoutées depuis les Notes inédites, préfacées par Pontus Hulten, présentées par Paul Matisse, aux éditions du C.N.A.C.-Georges Pompidou, en 1980. Le catalogue en quatre tomes publié en 1977 au Centre Georges-Pompidou demeure le plus complet : il contient une « chronologie », un « catalogue » raisonné, un « abécédaire » (approches critiques) et un roman inachevé de Henri-Pierre Roché, Victor, dont le héros est Marchel Duchamp.

K. S. DREIER & MATTA ECHAURREN, Duchamp's Glass, an Analytical Reflection, éd. S.A. Inc., New York, 1944
M. CARROUGES, Les Machines célibataires, Arcanes, Paris, 1954, rééd. Chêne, 1976
A. SCHWARZ, The Complete Works of Marcel Duchamp, Abrams, New York, 1969, Thames & Hudson, Londres, 1969
J. SUQUET, Miroir de la mariée, Flammarion, 1974
La Mariée mise à nu chez Marcel Duchamp, trad. de l'anglais, Bibli Opus, éd. Georges Fall, Paris, 1974
J. CLAIR, Marcel Duchamp, ou le Grand Fictif, Galilée, 1975
O. PAZ, Marcel Duchamp : l'apparence mise à nu..., Gallimard, Paris, 1977, rééd. 1990
J. F. LYOTARD, Les TRANSformateurs du CHAMP, Galilée, 1977
J.-C. BAILLY, Marcel Duchamp, Hazan, 1984
T. DE DUVE, Nominalisme pictural. Marcel Duchamp, la peinture et la modernité, Minuit, 1984
G. BARUCHELLO & H. MARTIN, Why Duchamp, McPherson & Co, New York, 1985

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Marcel DUCHAMP (1887-1968) fait partie du petit cénacle des artistes les plus célèbres du XXe siècle (comprenant aussi Matisse, Picasso ou Mondrian). De lui le grand public connaît au moins un ready-made - généralement le Porte-bouteilles, la Roue de bicyclette ou l'Urinoir -, et, à travers cette œuvre, il pense souvent que l'art moderne peut être tout et n'importe quoi. Voire « du n'importe quoi », comme on l'a écrit récemment à propos de Duchamp, qui est tenu, aujourd'hui encore, pour le grand destructeur de l'art, le principal responsable de la perte des valeurs artistiques. Si le grand public ne connaît pas les tenants et les aboutissants de la démarche de Marcel Duchamp, les spécialistes, qu'ils soient historiens ou critiques d'art, ne connaissent pas non plus les enjeux de ce travail aussi sérieux qu'il est humoristique, aussi complexe qu'il est inutile. Le peu que l'on connaisse et que l'on cite est ainsi trop souvent détaché du reste de l'œuvre, ce qui aboutit le plus souvent à un propos sans consistance. Pour comprendre quelque peu Duchamp, il faut certes l'aborder avec humour et ironie, mais en toute rigueur. Les écrits de Duchamp du signe, réunissant la majorité des notes, textes et entretiens de Duchamp rédigés ou publiés entre 1914 et 1966, sont tout cela à la fois : des descriptions quasi scientifiques qui n'ont apparemment aucun sens, des jeux de mots désopilants qui cachent le sérieux propre à tout jeu véritable.

Alors que la Boîte de 1914 (ainsi nommée car, dans une boîte fabriquée à cet effet, les notes de Duchamp étaient rangées) comporte peu de textes, parfois repris ultérieurement, la Boîte verte, confectionnée par Duchamp en 1934, compte un grand nombre de brèves ou de longues notices concernant l'une de ses œuvres les plus mystérieuses et les plus fascinantes : La Mariée mise à nu par ses célibataires, même. Cette œuvre, également dénommée Le Grand Verre, réalisée entre 1915 et 1923, ne fut jamais terminée par son auteur, qui décida de la considérer comme « définitivement inachevée ».

La lecture de ses notes est déconcertante pour la plupart des personnes qui abordent Duchamp à froid, car elles sont un assemblage d'idées fragmentaires, disparates, apparemment sans lien les unes avec les autres, et qui à première lecture n'ont pas de suite logique. Il s'agit de la description étrange et presque complète du fonctionnement de la machinerie de La Mariée, objet qui est tout aussi bizarre. Avec un peu de patience, une bonne dose d'humour et quelques repères (Duchamp était un grand lecteur de Stéphane Mallarmé, d'Alfred Jarry, de Raymond Roussel et de Jean-Pierre Brisset), on comprend comment, par exemple, il a pu mêler les traités de perspective du XVIIe siècle et les spéculations pseudo-scientifiques sur la quatrième dimension. Ces notes sont également fondamentales pour découvrir l'un des principes de l'ensemble de l'œuvre, qui consiste en une continuelle interdépendance entre le langage et le visible. Car la plupart des productions de Duchamp lient le linguistique et le perçu comme, précisément, le ready-made, qui est : « objet usuel promu à la dignité d'objet d'art par le simple choix de l'artiste » (M. D.), et donc également par sa nomination explicite ou implicite : « ceci est une œuvre d'art ».

Parmi les textes les plus célèbres de Duchamp, les calembours et les contrepèteries qu'il publia ici et là dans diverses revues, sous le pseudonyme de Rrose Sélavy, sont une autre manière d'expliquer les articulations qu'il met en place entre le langage et les objets. Les titres des objets sont partie intégrante de l'œuvre et, s'ils n'expliquent pas toujours l'objet, c'est qu'ils pointent également vers une tout autre réalité : celle de la plasticité du langage, lequel n'est pas véritablement de la littérature ni véritablement un objet d'art. Ce qui conduira Duchamp à présenter sous forme de traits d'esprit des phrases comprises comme des éléments poétiques hybrides : « Question d'hygiène intime : Faut-il mettre la moelle de l'épée dans le poil de l'aimée ? » ; « À charge de revanche, à verge de rechange » ; « Il faut dire : la crasse du tympan et non le Sacre du Printemps » ; « Du dos de la cuillère au cul de la douairière ». Selon une singulière démarche, Duchamp adopte simultanément dans ce genre de « texticules » (comme il les appelle encore), une sorte d'approche scientifique par laquelle il cherche à mettre au jour les mécanismes du langage et une totale liberté lui permettant de jouer avec la physique sonore, écrite, musicale et rythmique du langage pour nous le montrer sous un autre éclairage et en dégager le caractère conventionnel, voire absurde. Cette approche du langage par le nonsense, comme l'autre face du langage considéré comme clair, précis et rationnel, permet de comprendre d'autant mieux le nonsense des œuvres visuelles et plastiques de Marcel Duchamp.

Jacinto LAGEIRA, (maître de conférences en esthétique et en théorie de l'art à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne)

M. DUCHAMP, Duchamp du signe, textes réunis et présentés par M. Sanouillet, en collaboration avec E. Peterson pour la nouvelle édition, coll. Champs, Flammarion, Paris, 1994.Études
P. CABANNE, Entretiens avec Marcel Duchamp, Somogy, Paris, 1995
D. CHÂTEAU, Duchamp et Duchamp, L'Harmattan, Paris, 1999
T. DE DUVE, Nominalisme Pictural. Marcel Duchamp, la peinture et la modernité, Minuit, Paris, 1984
R. LEBEL, Sur Marcel Duchamp, éd. du Trianon, 1959
Marcel Duchamp, catalogue en 4 tomes, Musée national d'art moderne-Centre Georges-Pompidou, 1977 ; Marcel Duchamp, catalogue de la biennale de Venise, Palazzo Grassi, 1993
O. PAZ, Marcel Duchamp, ou le Château de la pureté, éd. Givaudan, Genève, 1967