Guy DEBORD. Directive No1, 17 juin 1963
Guy DEBORD. Directive No2, 17 juin 1963
L'Avant-garde en 1963 et après
1 — Le terme « avant-garde » implique l’affirmation d’une nouveauté. Le moment proprement avant-gardiste d’une telle affirmation est à la frontière entre, d’une part, le moment du pur pronostic arbitraire sur ce que pourra être l’avenir (prophétisme), et, d’autre part, le moment de la reconnaissance de cette nouveauté (reconnaissance acquise « en majorité », non universellement : le fait qu’une nouveauté rencontre encore quelques résistances passéistes ne saurait suffire à la maintenir dans l’avant-garde). L’avant-garde est ainsi le début de réalisation d’une nouveauté, mais elle n’en est que le début. L’avant-garde n’a pas son champ dans l’avenir, mais dans le présent : elle décrit et commence un présent possible, que la suite historique confirmera dans l’ensemble par la réalisation plus étendue (en faisant apparaître un certain pourcentage d’erreurs). L'activité d’avant-garde, en pratique, lutte contre le présent dans la mesure où elle caractérise le présent comme poids du passé, et présent inauthentique (comme retard).
2 — En partant de l’application du concept d’« avant-garde » à des modalités très diverses de la réalité socio-culturelle, on est conduit à distinguer deux degrés : une interprétation restreinte et une interprétation généralisée de ce concept. Au sens restreint, on peut parler d’activité d’avant-garde à propos de tout ce qui, dans n’importe quel secteur, va de l’avant (médecine, industrie d’avant-garde). Au sens fort, généralisé, une avant-garde de notre temps est ce qui se présente comme projet de dépassement de la totalité sociale ; comme critique et construction ouverte, qui constitue une alternative avec l’ensemble des réalités et problèmes, inséparables de la société existante. Il s’agit pour l’avant-garde de décrire la cohérence de l’existant au nom (et par l’éclairage, le jeu de miroirs) d’une nouvelle cohérence ; cohérent signifiant ici tout le contraire de « systématique ». Depuis la formation du concept même d’avant-garde culturelle, vers le milieu du XIXe siècle et parallèlement à l’existence d’avant-gardes politiques, ses manifestations historiques sont passées de l’avant-garde d’une seule discipline artistique à des formations d’avant-garde tendant à recouvrir la quasi-totalité du champ culturel (surréalisme, lettrisme). Nous sommes aujourd’hui au point où l’avant-garde culturelle ne peut se définir qu’en rejoignant (et donc en supprimant comme telle) l’avant-garde politique réelle.
3 — La première réalisation d’une avant-garde, maintenant, c’est l’avant-garde elle-même. C’est aussi la plus difficile de ses réalisations ; et le fait qu’elle soit désormais un préalable explique l’absence des avant-gardes authentiques sur de longues périodes. Ce qui s’appelle généralement « réalisations » est d’abord concession aux banalités du vieux monde culturel. À cet égard est notable la tendance de tout avant-gardisme factice d’aujourd’hui à mettre l’accent sur des « œuvres » très peu nouvelles (et un très petit nombre de nuances distinctes dans cette œuvre que la mystification idéologique tente de valoriser comme richesse et originalité) ; alors qu’au contraire un mouvement comme l’I.S. a tendance à dissimuler (à rabaisser délibérément) non seulement les projets partiels, mais surtout les réalisations effectuées — qualifiées d’« anti-situationnistes » — en dépit du fait que ces nombreux sous-produits de son activité centrale d’autoformation de l’avant-garde contiennent plus de nouveautés effectives que toute autre production artistico-philosophique de ces dernières années. C’est en ne croyant pas aux œuvres actuellement permises, qu’une avant-garde fait, aussi, « les meilleures » des œuvres actuellement permises.
4 — Au sens déjà traditionnel de ce terme, l’avant-garde est entrée dans une crise finale ; elle va vers sa disparition. Les symptômes de cette crise sont : la difficulté de plus en plus éclatante d’une production culturelle d’avant-garde dans les secteurs où elle est officiellement permise (et donc le recours toujours plus grossier au mensonge idéaliste pour fonder une telle production : le délire de l’argument d’autorité dans le lettrisme ayant été le stade suprême de ce processus). Corollairement : l’inflation organisée de fausses nouveautés des avant-gardes passées, hâtivement reemballées et saluées partout comme l’originalité même de notre temps.
Dans ce cadre, les activités — séparées — de l’avant-garde réelle, au sens restreint, sont toujours récupérées par le monde existant, et finalement utilisées pour maintenir l’essentiel d’un équilibre ancien.
Quant à l’avant-garde généralisée, là où elle existe réellement, elle va vers un dépassement de l’avant-garde même. Non certes au sens imbécile de la formule « l’avant-garde, c’est dépassé », qui ne signifie rien d’autre qu’un retour au conformisme, prétendu plus neuf parce qu’il revient de plus loin. Dépasser l’avant-garde (toute avant-garde) veut dire : réaliser une praxis, une construction de la société, à travers laquelle, à tout moment, le présent domine le passé (voir le projet d’une société sans classes selon Marx, et la créativité permanente impliquée par sa réalisation). La création de telles conditions de création devra marquer la fin des conditions historiques qui ont commandé le mouvement de l’avant-garde, c’est-à-dire la résistance contre la domination (la prédominance, l’autorité) du passé sur chaque moment du présent (la possibilité même d’une insurrection impatiente contre la prédominance du passé n’étant donnée que par la réalité du changement depuis les progrès scientifiques des quatre derniers siècles, et surtout depuis la révolution industrielle).
5 — La sociologie, la police ou le bon goût d’une époque peuvent juger une avant-garde, qui en même temps juge les raisons et les fins de la police, de la sociologie et du bon goût. S’il s’agit réellement d’une avant-garde, elle porte justement en elle la victoire de ses critères de jugement aussi, contre l’époque (c’est-à-dire contre les valeurs officielles, car l’avant-garde représente bien plus exactement cette époque du point de vue de l’histoire qui viendra). Ainsi la sociologie de l’avant-garde est une entreprise absurde, contradictoire dans son objet même. On peut faire aisément une sociologie des fausses avant-gardes, une sociologie de l’absence des avant-gardes, tous ces facteurs étant compréhensibles et explicables en termes sociologiques datés. Par contre, si la sociologie de l’avant-garde en reconnaît une qui soit vraie, elle doit reconnaître aussi qu’elle ne peut l’expliquer qu’en entrant dans son langage (langage ne veut pas dire ici mystère transcendant et indiscutable : non, mais un ensemble d’hypothèses susceptible d’être examiné, adopté ou rejeté, qui est en fait un pari pour — et contre — un certain état du monde et de son devenir). L’erreur la moins fructueuse serait à coup sûr une demi-reconnaissance de l’avant-garde, à cause d’intuitions ou d’intentions elles-mêmes avant-gardistes de l’observateur, mélangée avec une demi-objectivité se réclamant de l’observation scientifique désintéressée (qui naturellement n’est pas possible en cette matière où le phénomène est unique, non répétable, et où qui l’observe a déjà pris parti, dans quelque mesure). Une telle confusion, quels que soient ses motifs, ne peut mener à rien.
6 — Une théorie de l’avant-garde ne peut être faite qu’à partir de l’avant-garde de la théorie (et non, évidemment, en maniant des vieilles idées plus sommaires que l’on voudrait encore appliquer à la compréhension d’une pensée qui, précisément, les a rejetées). Selon l’hypothèse de travail des situationnistes (qu’ils ont déjà largement vérifiée), toute tentative, consciente et délibérée, pour avancer dans la compréhension, et indissolublement dans l’activité, de l’avant-garde aujourd’hui, doit se définir par rapport à l’I.S. (y compris contre elle, au-delà). À défaut, une discussion ne pourrait rester que dans l’anecdotique, et même les anecdotes alors ne seraient pas vraiment comprises, à ce niveau.
Guy-Ernest DEBORD, « L'Avant-garde en 1963, et après » (lettre à Robert ESTIVALS, 15 mars 1963)
1 — Le terme « avant-garde » implique l’affirmation d’une nouveauté. Le moment proprement avant-gardiste d’une telle affirmation est à la frontière entre, d’une part, le moment du pur pronostic arbitraire sur ce que pourra être l’avenir (prophétisme), et, d’autre part, le moment de la reconnaissance de cette nouveauté (reconnaissance acquise « en majorité », non universellement : le fait qu’une nouveauté rencontre encore quelques résistances passéistes ne saurait suffire à la maintenir dans l’avant-garde). L’avant-garde est ainsi le début de réalisation d’une nouveauté, mais elle n’en est que le début. L’avant-garde n’a pas son champ dans l’avenir, mais dans le présent : elle décrit et commence un présent possible, que la suite historique confirmera dans l’ensemble par la réalisation plus étendue (en faisant apparaître un certain pourcentage d’erreurs). L'activité d’avant-garde, en pratique, lutte contre le présent dans la mesure où elle caractérise le présent comme poids du passé, et présent inauthentique (comme retard).
2 — En partant de l’application du concept d’« avant-garde » à des modalités très diverses de la réalité socio-culturelle, on est conduit à distinguer deux degrés : une interprétation restreinte et une interprétation généralisée de ce concept. Au sens restreint, on peut parler d’activité d’avant-garde à propos de tout ce qui, dans n’importe quel secteur, va de l’avant (médecine, industrie d’avant-garde). Au sens fort, généralisé, une avant-garde de notre temps est ce qui se présente comme projet de dépassement de la totalité sociale ; comme critique et construction ouverte, qui constitue une alternative avec l’ensemble des réalités et problèmes, inséparables de la société existante. Il s’agit pour l’avant-garde de décrire la cohérence de l’existant au nom (et par l’éclairage, le jeu de miroirs) d’une nouvelle cohérence ; cohérent signifiant ici tout le contraire de « systématique ». Depuis la formation du concept même d’avant-garde culturelle, vers le milieu du XIXe siècle et parallèlement à l’existence d’avant-gardes politiques, ses manifestations historiques sont passées de l’avant-garde d’une seule discipline artistique à des formations d’avant-garde tendant à recouvrir la quasi-totalité du champ culturel (surréalisme, lettrisme). Nous sommes aujourd’hui au point où l’avant-garde culturelle ne peut se définir qu’en rejoignant (et donc en supprimant comme telle) l’avant-garde politique réelle.
3 — La première réalisation d’une avant-garde, maintenant, c’est l’avant-garde elle-même. C’est aussi la plus difficile de ses réalisations ; et le fait qu’elle soit désormais un préalable explique l’absence des avant-gardes authentiques sur de longues périodes. Ce qui s’appelle généralement « réalisations » est d’abord concession aux banalités du vieux monde culturel. À cet égard est notable la tendance de tout avant-gardisme factice d’aujourd’hui à mettre l’accent sur des « œuvres » très peu nouvelles (et un très petit nombre de nuances distinctes dans cette œuvre que la mystification idéologique tente de valoriser comme richesse et originalité) ; alors qu’au contraire un mouvement comme l’I.S. a tendance à dissimuler (à rabaisser délibérément) non seulement les projets partiels, mais surtout les réalisations effectuées — qualifiées d’« anti-situationnistes » — en dépit du fait que ces nombreux sous-produits de son activité centrale d’autoformation de l’avant-garde contiennent plus de nouveautés effectives que toute autre production artistico-philosophique de ces dernières années. C’est en ne croyant pas aux œuvres actuellement permises, qu’une avant-garde fait, aussi, « les meilleures » des œuvres actuellement permises.
4 — Au sens déjà traditionnel de ce terme, l’avant-garde est entrée dans une crise finale ; elle va vers sa disparition. Les symptômes de cette crise sont : la difficulté de plus en plus éclatante d’une production culturelle d’avant-garde dans les secteurs où elle est officiellement permise (et donc le recours toujours plus grossier au mensonge idéaliste pour fonder une telle production : le délire de l’argument d’autorité dans le lettrisme ayant été le stade suprême de ce processus). Corollairement : l’inflation organisée de fausses nouveautés des avant-gardes passées, hâtivement reemballées et saluées partout comme l’originalité même de notre temps.
Dans ce cadre, les activités — séparées — de l’avant-garde réelle, au sens restreint, sont toujours récupérées par le monde existant, et finalement utilisées pour maintenir l’essentiel d’un équilibre ancien.
Quant à l’avant-garde généralisée, là où elle existe réellement, elle va vers un dépassement de l’avant-garde même. Non certes au sens imbécile de la formule « l’avant-garde, c’est dépassé », qui ne signifie rien d’autre qu’un retour au conformisme, prétendu plus neuf parce qu’il revient de plus loin. Dépasser l’avant-garde (toute avant-garde) veut dire : réaliser une praxis, une construction de la société, à travers laquelle, à tout moment, le présent domine le passé (voir le projet d’une société sans classes selon Marx, et la créativité permanente impliquée par sa réalisation). La création de telles conditions de création devra marquer la fin des conditions historiques qui ont commandé le mouvement de l’avant-garde, c’est-à-dire la résistance contre la domination (la prédominance, l’autorité) du passé sur chaque moment du présent (la possibilité même d’une insurrection impatiente contre la prédominance du passé n’étant donnée que par la réalité du changement depuis les progrès scientifiques des quatre derniers siècles, et surtout depuis la révolution industrielle).
5 — La sociologie, la police ou le bon goût d’une époque peuvent juger une avant-garde, qui en même temps juge les raisons et les fins de la police, de la sociologie et du bon goût. S’il s’agit réellement d’une avant-garde, elle porte justement en elle la victoire de ses critères de jugement aussi, contre l’époque (c’est-à-dire contre les valeurs officielles, car l’avant-garde représente bien plus exactement cette époque du point de vue de l’histoire qui viendra). Ainsi la sociologie de l’avant-garde est une entreprise absurde, contradictoire dans son objet même. On peut faire aisément une sociologie des fausses avant-gardes, une sociologie de l’absence des avant-gardes, tous ces facteurs étant compréhensibles et explicables en termes sociologiques datés. Par contre, si la sociologie de l’avant-garde en reconnaît une qui soit vraie, elle doit reconnaître aussi qu’elle ne peut l’expliquer qu’en entrant dans son langage (langage ne veut pas dire ici mystère transcendant et indiscutable : non, mais un ensemble d’hypothèses susceptible d’être examiné, adopté ou rejeté, qui est en fait un pari pour — et contre — un certain état du monde et de son devenir). L’erreur la moins fructueuse serait à coup sûr une demi-reconnaissance de l’avant-garde, à cause d’intuitions ou d’intentions elles-mêmes avant-gardistes de l’observateur, mélangée avec une demi-objectivité se réclamant de l’observation scientifique désintéressée (qui naturellement n’est pas possible en cette matière où le phénomène est unique, non répétable, et où qui l’observe a déjà pris parti, dans quelque mesure). Une telle confusion, quels que soient ses motifs, ne peut mener à rien.
6 — Une théorie de l’avant-garde ne peut être faite qu’à partir de l’avant-garde de la théorie (et non, évidemment, en maniant des vieilles idées plus sommaires que l’on voudrait encore appliquer à la compréhension d’une pensée qui, précisément, les a rejetées). Selon l’hypothèse de travail des situationnistes (qu’ils ont déjà largement vérifiée), toute tentative, consciente et délibérée, pour avancer dans la compréhension, et indissolublement dans l’activité, de l’avant-garde aujourd’hui, doit se définir par rapport à l’I.S. (y compris contre elle, au-delà). À défaut, une discussion ne pourrait rester que dans l’anecdotique, et même les anecdotes alors ne seraient pas vraiment comprises, à ce niveau.
Guy-Ernest DEBORD, « L'Avant-garde en 1963, et après » (lettre à Robert ESTIVALS, 15 mars 1963)