« Les
dadaïstes attachaient beaucoup moins de prix à l’utilité mercantile de leur
œuvres qu’au fait qu’elles étaient irrécupérables pour qui voulait devant elle
s’abîmer dans la contemplation. Un de leurs moyens les plus usuels pour
atteindre à ce but fut l’avilissement systématique de la matière même de leurs
œuvres. Leurs poèmes sont des ”salades de mots”, ils contiennent des obscénités
et tout ce qu’on peut imaginer comme détritus verbaux. De même leurs tableaux,
sur lesquels ils collaient des boutons ou des tickets. Par ces moyens, ils
détruisirent impitoyablement toute aura de leurs produits auxquels, au moyen de
la production, ils infligèrent le stigmate de la reproduction. Devant un
tableau d’Arp ou un poème de Stramm, on n’a pas, comme devant une toile de
Derain ou un poème de Rilke, le loisir de se recueillir et de l’apprécier. Au
recueillement, qui est devenu pour une bourgeoisie dégénérée l’école du
comportement asocial, s’oppose ici la distraction en tant que modalité du
comportement social. Effectivement les manifestations dadaïstes produisirent
une distraction très puissante en faisant de l’œuvre d’art un objet de
scandale. Il s’agissait avant tout de satisfaire une exigence :
provoquer l’outrage public.
« De spectacle attrayant pour l’œil ou de sonorité séduisante pour l’oreille,
l’œuvre d’art, avec le dadaïsme, se fit projectile. Le récepteur en était
frappé. L’œuvre acquit une qualité tactile. »
Walter
Benjamin, L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 1936 (Traduction Maurice de
Gandillac, revue par Reiner Rochlitz,PAris, éditions Allia, 2010, p.65-66.)
INFLUENCE
DE DADA SUR LA PHILOSOPHIE DE WALTER BENJAMIN.
Les
conditions de la rencontre
Contexte
historique
Le
monde est en guerre depuis 1914. Si l’événement déclencheur fut l’attentat de
l’anarchiste Gabriel Princip, les causes profondes de cette guerre sont
complexes et principalement imputables aux rivalités économiques et coloniales,
aux ambitions nationales, à la course à l’armement et au système des alliances,
mais aussi à « la crise moderniste » marquée en France notamment par
l’Affaire Dreyfus.
Emergence
de Dada
Pour
certains artistes, l’horreur engendrée par la guerre et l’avilissement de
l’humanité qui en ressort aboutissent à la négation de la possibilité même de
l’art.
Cette
épouvante explique que les hommes et femmes rassemblés autour de Dada aient
avant tout organisé un travail de sape de toutes les catégories traditionnelles
de l’art. Ils en brisent les frontières en organisant des spectacles où tous
les genres se mêlent. Ils détruisent les structures et les langages courants.
Ils refusent l’ordre, la logique, le rationalisme, valeurs bourgeoises qu’ils
considèrent comme étant à l’origine de la guerre.
Emigration
de Walter Benjamin
En
1917, à 25 ans, Walter Benjamin quitte l’Allemagne pour échapper à la
conscription et s’installe à Berne.
La
rencontre fortuite avec Dada
En
1918, suite à un déménagement, il se trouve être voisin d’Hugo Ball, avec
lequel il noue rapidement une complicité intellectuelle. Ce dernier met Walter
Benjamin en relation avec Ernst Bloch, mais aussi Hans Richter. Dans le même
temps, Picabia rencontre Tzara à Zürich. Ce nouveau cercle de connaissance fait
rencontrer à Walter Benjamin la littérature de Picabia.
Les
écrits de l’artiste l’enthousiasment complètement. Dans une lettre datée du 27
février 1919 à l’attention de Francis Picabia, il déclare « ce livre, en effet,
m’inspire le sentiment de reconnaissance envers son auteur qui a su exprimer en
artiste des correspondances qui ont été depuis bien longtemps l’objet de mes
méditations ».
Point
de jonction intellectuelle
Walter
Benjamin voit immédiatement dans la poésie dadaïste la mise en œuvre de sa
propre métaphysique du langage. Son système de pensée reconnaît, à cette
époque, pour fonction véritable au langage celle de « révéler » l’homme par le
Verbe.
Il
aspire à redonner au langage le caractère magique d’une communication réelle
qui se produit non par le langage, mais dans le langage. Il a
un intérêt « primitif », dans tous les sens du terme, qui trace un rapport
entre les « excentriques », les « clowns » et les « peuples primitifs », la
dislocation de la honte. Il définit ce rapport sous le vocable d’« expressionnisme
négatif ».
Si
Walter Benjamin rejette l’expressionnisme, auquel il reproche d’avoir réagi de
façon plus pathologique que critique à la barbarie qui entoure sa naissance, il
confère à Dada le mérite de s’orienter vers une positivité de la négativité. Le
négativisme de Dada est en conséquence beaucoup plus porteur, révolutionnaire.
Il voit
dans la poésie de Dada une tentative pour sauver le langage de la fonction
instrumentale, utilitaire et réductrice, de simple outil de communication dans
lesquels il s’est abîmé. C’est donc tout naturellement qu’il voit en Dada un
compagnon d’armes dans cette guerre ouverte pour la libération du langage.
Influences
sur la philosophie de Walter Benjamin
Walter
Benjamin poursuit sa collaboration avec Dada, notamment par la traduction qu’il
fait, en 1924 de La photographie à l’envers, de Tristan Tzara, pour la
revue dirigée par Hans Richter. Celle-ci contribue à profondément et
durablement modifier sa philosophie, à tel point qu’il refond certains de ses
concepts et présupposés philosophiques. De philosophe ésotérique et mystique du
langage en 1917, son passage à Berne l’a mué en philosophe engagé.
Le
rejet de l’ordre établi : le caractère destructeur
Il est
clair que le dadaïsme a pour visée de détruire aléatoirement tout standard
existant de moralité et de goût, ce qu’il met en œuvre au cours d’expositions
burlesques d’une frénésie anarchique, de vernissages au goût de scandale,
montés « pour épater le bourgeois » comme le suggère Tzara dans Le Cœur à
gaz (1920). En 1918, dans son Manifeste Dada, Tristan Tzara
résume de façon lapidaire l’objectif affiché du mouvement : « que
chaque homme crie : il y a un grand travail destructif, négatif à
accomplir. Balayer nettoyer ».
Deux
ans plus tard, Richard Huelsenbeck dans l’introduction de son Almanach Dada
écrit « Dada est le danseur par-dessus toutes les morales ».
Les
dadaïstes suggèrent ainsi la dissolution, la futilité, l’absurdité des gestes
et de discours sans signification, et réagissent ainsi contre l’existence
moderne.
En
1931, dans Le Caractère destructeur, Walter Benjamin se saisit de ces
sources et déclare que « le caractère destructeur ne connaît qu’un mot
d’ordre : faire de la place ; qu’une seule activité :
déblayer ».
Détruire,
acte barbare positif
Walter
Benjamin définit les créations dadaïstes comme des « manifestations
barbares », mais positives. Dans un autre écrit subséquent à sa relation
avec Dada, et fondamental dans une forme de théorisation des idées du
mouvement, Expérience et pauvreté, il expose que l’expérience de la
première Guerre Mondiale a rendu l’homme plus pauvre que jamais en expérience
communicable, ce qu’il juge négatif car générateur de résurgences de doctrines
irrationnelles. « Cette pauvreté ne porte pas seulement sur nos
expériences privées, mais aussi sur les expériences de l’humanité tout
entière ».
De là,
il introduit un élément positif à ce manque d’expérience : « la
barbarie ». Sa démarche consiste à retravailler l’expérience de la réalité
sociale, perçue négativement, non pas seulement en l’acceptant, mais en lui
conférant une fonction positive. L’atrophie de l’expérience demeure la
souffrance d’un manque. Avec la notion de barbarie apparaît la possibilité de
changer ce manque en quelque chose de positif.
A
« quoi sa pauvreté en expérience amène-t-elle le barbare ? Elle
l’amène à recommencer au début, à reprendre à zéro, à se débrouiller avec peu,
à construire avec presque rien ».
Il
considère que « Parmi les grands créateurs, il y a toujours eu de ces
esprits impitoyables, qui commençaient par faire table rase ».
La
solution pour reconstruire est de bâtir sur sa pauvreté même. En effet, la
modernité n’a pas épargné l’art, qui est sorti de la cella pour
s’exposer comme marchandise. Le barbare positif ne joue plus le jeu, il le
démasque. Pour Benjamin, « le dadaïsme souligne l’authenticité, il combat
l’illusion ». Par illusion, Walter Benjamin entend ici l’illusion de
l’œuvre comme celle de l’Auteur.
Cette
posture relaie celle qu’Huelsenbeck adoptait déjà dans l’introduction de son Almanach
Dada : « La plupart des dadaïstes connaissent « la
culture » pour y avoir exercé la profession d’écrivain, de journaliste,
d’artiste. Le dadaïste a fait à fond l’expérience de la fabrication de
l’« esprit » ; il connaît la situation du producteur
« intellectuel » opprimé ; pendant des années il s’est assis à
la même table que les amateurs de l’esprit […]. Dada fait une sorte de propagande
anti-culture, par honnêteté, par dégoût, par horreur absolue de cette fausse
supériorité qu’affecte le bourgeois intellectuellement consacré ».
Le
dadaïsme invente une esthétique barbare, la seule à la hauteur de son temps,
puisque basée sur la dispersion – mode moderne de l’expérience – en procédant à
un « avilissement systématique de la matière à l‘œuvre » :
salades de mots, collage d’objets triviaux, exclamations obscènes. Avec le
dadaïsme, « de spectacle attrayant pour l’œil ou de sonorité séduisante
pour l’oreille, l’œuvre d’art se fit projectile ».
Les
dadaïstes ont en effet eu pour méthode de prélever littéralement des objets
dans le réel, pour les agencer selon leur fantaisie de l’instant. Il convient
de se rappeler la recette que Tzara donne du poème dadaïste :
« prenez un journal. Prenez des ciseaux. Choisissez dans ce journal un
article ayant la longueur que vous comptez donner à votre poème. Découpez
l’article. Découpez ensuite avec soin chacun des mots qui composent cet article
et mettez-le dans un sac. Secouez doucement. Sortez un à un les mots et collez
les dans l’ordre de leur tirage. Le poème vous ressemblera. Et vous voilà un
écrivain infiniment original et d’une sensibilité charmante, encore
qu’incomprise du vulgaire ».
La
barbarie positive, préalable à une extinction de l’aura
Walter
Benjamin attribue à Dada une fonction révolutionnaire : « ce que les
dadaïstes tentèrent et réussirent, ce fut une destruction impitoyable de l’aura
de leur création, qu’ils présentaient comme des reproductions avec tous les
moyens de la production ».
Le
concept de l’aura est pleinement développé dans l’œuvre d’art à l’époque de
sa reproductibilité technique, même s’il apparaît antérieurement dans sa Petite
histoire de la photographie (1931).
L’aura
est le caractère intrinsèque d’authenticité, d’originalité et de séparation
inhérente entre l’auteur et le spectateur, qui définit l’œuvre d’art
traditionnelle. Ce caractère décline puis disparaît simultanément avec
l’avènement de l’œuvre d’art contemporaine, dont le caractère réside, quant à
lui, dans sa dimension de masse, de production, de perception et
d’appropriation collectives. Les techniques de reproductibilité, la
photographie et le cinéma notamment, sont montrées comme les plus à même de
développer pleinement l’adéquation à cette dimension socialisée.
Walter Benjamin déclare, au chapitre XVII, que seule une esthétique de choc, faisant
sensation sur les spectateurs, est à la hauteur de ce temps. Dada et ses
« manifestations barbares » sont, selon lui, l’un des exemples les
plus achevés en matière de littérature et d’arts plastiques, de ce « coup
de feu » artistique.
Analysant
l’effet de choc résultant de l’introduction du trivial et de l’hétéroclite dans
le monde artistique, Walter Benjamin en conclut que cela favorise les arts de
diversion, le cinéma en particulier. En rejetant l’attitude de contemplation
auparavant requise par les œuvres d’art, Dada heurte le spectateur, l’accoutume
à une suite de chocs psychiques, comme il s’en produit constamment dans le film
par le changement brusque d’espace et de temps.
L’œuvre d’art à l’époque de sa
reproductibilité technique a été écrit en réaction au Congrès des écrivains pour la défense de la
culture qui se tint en juin 1935. à Paris. L’enjeu est d’inventer une
« esthétique de la résistance » pertinente face à une barbarie
nouvelle, le fascisme, et de lutter contre une esthétisation de la politique
par la politisation de l’art, c’est à dire une mise en œuvre consciente et
rationnelle de la barbarie positive. A son grand désarroi, Walter Benjamin, qui
compte sur les surréalistes comme alliés potentiels, voit leur défection.
Aussi, reproche-t-il à certains d’entre eux de rallier une esthétique du passé,
pour ne pas dire dépassée. Il se pose donc la question de savoir si l’on peut
lutter contre l’aura du nazisme avec des armes infectées des mêmes tares.
Esseulé, il opère dans son texte un retour aux sources du surréalisme et aux
siennes : Dada.
À
écouter : Walter Benjamin, le « collectionneur d’étincelles » (1892-1940) 17.12.2011
par Philippe Baudouin, réalisation : Anne Franchini http://www.franceculture.fr/emission-une-vie-une-oeuvre-walter-benjamin-le-%C2%AB-collectionneur-d%E2%80%99etincelles-%C2%BB-1892-1940-2011-12-17