DADA ? C'est aujourd'hui une nouvelle passion guerrière, On bataille contre Dada. Comme Dada ne fait de mal à personne, il faut bien juger que seule une bêtise par trop babétique pousse quelques olibrius à hurler contre Dada de terrifiantes menaces de mort. Dada mérite-t-il cette haine féroce et ces appels à l'égorgement ? Verrons-nous une Saint-Barthélemy de dadaïstes ? Ce sont là questions graves, car Dada est beaucoup plus qu'un jeu et une ahurissante fantaisie ; Dada est le " Phénomène futur " … et tuer Dada serait sacrifier la beauté des temps à venir. Il faut le dire d'abord : les extravagances, les excès et les rigolades ; les fumisteries les plus carabinées et la plus patente mystification ne prouvent rien contre l'idée mère d'une conception d'esthétique. Au temps de la bataille d'Hernani, au temps des Fleurs du Mal et de Sagesse, Hugo, Baudelaire et Verlaine ont subi très exactement les mêmes injures que Dada et faisaient, au demeurant, tout le nécessaire pour les justifier. Les fantaisistes "réalisations" de Théophile Gautier étaient même beaucoup plus attentatoires à "l'ordre" que celles de M. Tristan Tzara. Il faut donc admettre que seule vaut l'œuvre et qu'il ne faut point juger autre chose que l'œuvre. L'auteur peut être ce qu'il voudra : fou, bicéphale, notaire, tétrapode, bolcheviste, ramoneur, ou paralytique, onorique ou paranorique [1], I'œuvre est susceptible de donner le branle à votre ménagerie mentale ; si votre sensibilité s'en émeut, si I'œuvre se prolonge et se répercute en vous, l'auteur a du génie. Toute autre conception est absurde. Les principes de l'Armée qui allouent le talent à la seule passementerie ne sont heureusement point valables en art. Qu'est Dada ? C'est un groupe qui cherche une formule d'art neuf hors les voies connues. En quels chemins ? Ici, l'étude de Dada est plus abstraite. Voici : Un certain nombre de philosophes, issus de l'école française de Nancy, mais principalement Suisses, se sont aperçus que l'on pouvait concevoir un principe d'intellection autre que l'association logique, L'association mentale libre se fait hors des lois causales. Son incohérence n'est pourtant que le masque d'une loi inconnue ? Qu'elle est la loi ? Ici, les psychologues ne sont pas d'accord, Il y a l'école de Freud, qui voit la sexualité : la base de toute l'activité consciente ; il y a ceux qui ont atténué Freud et expliquent par le lien effectif l'apparente absurdité de l'association intellectuelle libre. Il en est d'autres. On cherche toujours. Le problème ainsi posé mène fort loin. Il entraîne à tenter la mesure de l'inconscient et de son action sur le conscient. Il est possible, il est probable que des découvertes sensationnelles surgiront de ces explorations psychologiques. Il n'est pas impossible d'imaginer qu'un jour nous puissions prendre contact avec notre inconscient et modifier ainsi tout l'aspect physique et mental du monde. Qui sait si nous ne voyons pas (inconsciemment) à travers les choses opaques ? Qui sait si des réalités étonnantes ne viendront pas, amenées à la perception consciente, transformer tout l'intellect humain ? On voit donc quelle immense gravité pose le problème des recherches hors la causalité logique. Rien ne prouve que l'ordre introduit par notre esprit dans le chaos des perceptions - ordre que nous estimons naïvement être la réalité elle-même - ne sera point bientôt aussi périmé que les rêveries de panthéisme anthropoïque léguées par les temps homériques. A une psychologie nouvelle correspondra une esthétique renouvelée. Le groupe Dada cherche dans l'extravagance la loi mystérieuse du devenir esthétique prochain. Il est terriblement difficile de se dégager de la raison. Aussi les dadaïstes heurtent-ils surtout l'entendement par une paralogie qui n'est, malgré leurs efforts, qu'une logique encore. Cette lutte contre les lois millénaires de l'esprit humain, quelque soit son aspect et ses cabrioles affolées, mérite un respect attentif et soigneux. Il ne s'agit pas de savoir si tel ou tel dadaïsant se livre à de catastrophiques sottises; il ne s'agit que de voir ici un phénomène global, qui comprend des délirants et des inspirés. des gens de génie et des mabouls, mais conglomérés de telle façon qu'il est plus compréhensif de leur supposer à tous du génie, que de les mépriser. Mépriser Dada, qui représente l'ordre futur, c'est se classer soi-même dans le désordre du présent. Reconnaissons qu'en politique, par exemple - et tout se tient - le désordre est assez visible pour donner de la prudence au gens du "vieil ordre". Dada n'est pas une mystification : c'est tout le mystère humain.
RENÉE DUNAN.
« Dada, sa naissance, sa vie, sa mort », Ça Ira, n° 16, novembre 1921, pages 116-117.