vendredi 29 janvier 2010

TRISTAN TZARA : Note pour les Bourgeois, commentaire de L'amiral cherche une maison à louer


Notes pour les Bourgeois

Les essays sur la transmutation des objets et des couleurs des premiers peintres cubistes (1907) Picasso, Braque, Picabia, Duchamp-Villon, Delaunay, suscitaient l'envie d'appliquer en poésie les mêmes principes simultans.
Villiers de l'Isle Adam eût des intentions pareilles dans le théâtre, où l'on remarque les tendances vers un simultanéisme schématique ; Mallarmé essaya une réforme typographique dans son poème : Un coup de dés jamais n'abolira le hazard ; Marinetti qui popularisa cette subordination par ses „Paroles en liberté“ ; les intentions de Blaise Cendrars et de Jules Romains, dernièrement, ammenèrent Mr Apollinaire aux idées qu'il développa en 1912 au „Sturm“ dans une conférence.
Mais l'idée première, en son essence, fut exteriorisée par Mr H. Barzun dans un livre théoretique „Voix, Rythmes et Chants simultanés“ où il cherchait une relation plus étroite entre la symphonie polyrythmique et le poème. Mais les intentions de compliquer en profondeur cette technique (avec le Drame Universel) en éxagerant sa valeur au point de lui donner une idéologie nouvelle et de la cloîtrer dans l'exclusivisme d'une école, — échouèrent.
En même temps Mr Apollinaire essayait un nouveau genre de poème visuel, qui est plus intéressant encore par son manque de système et par sa fantaisie tourmentée. Il accentue les images centrales, typographiquement, et donne la possibilité de commencer à lire un poème de tous les côtés à la fois. Les poèmes de Mrs Barzun et Divoire sont purement formels. Ils cherchent un éffort musical, qu'on peut imaginer en faisant les mêmes abstractions que sur une partiture d'orchestre.
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Je voulais réaliser un poème basé sur d'autres principes. Qui consistent dans la possibilité que je donne à chaque écoutant de lier les associations convenables. Il retient les éléments caractéristiques pour sa personnalité, les entremêle, les fragmente etc., restant tout de même dans la direction que l'auteur a canalisé.
Le poème que j'ai arrangé (avec Huelsenbeck et Janko) ne donne pas une description musicale mais tente à individualiser l'impression du poème simultan auquel nous donnons par là une nouvelle portée.
La lecture parallèle que nous avons fait le 31 mars 1916, Huelsenbeck, Janko et moi, était la première réalisation scénique de cette esthétique moderne.
TRISTAN TZARA. « Notes pour les bourgeois ». Cabaret Voltaire. 1916
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"L'amiral Cherche Une Maison à Louer" is one of the best known examples of Dada tonal poetry, in which several voices speak, sing, whistle, etc. simultaneously in such a way that the resulting combinations account for the total effect of the work. The simultaneous poem demonstrates the value of the human voice and is a powerful illustration of the fact that an organic work of art has a will of its own. The piece was written in 1916 as a performance piece for the Caberet Voltaire by Tristan Tzara, Richard Hulsenbeck and Marcel Janco. Janco (1895-1985), a Romanian painter and engraver, had become acquainted with Tzara in 1912, working with him on the magazine "Simbolul." Whilst studying architecture in Zurich in 1915, he met Tzara again and became involved in the Cabaret Voltaire, for which he made woodcuts and abstract reliefs, posters, costumes and masks. The version featured here is not an original recording but one made by the Italian Trio Exvoco: Hanna Aurbacher, Theophil Maier and Ewald Liska. Some verses of Tristan Tzara, for example "nfoünta mbaah mbaah nfoünta", inspired by African singsong, seem to be analogous to Hugo Ball's work, but in general Tzara's poems consisted of absurd encounters of meanings, and not of sounds, such as the famous "La première aventure céleste de M.Anitpryine" (1916) and the poem that he composed in collaboration with Marcel Janco and Richard Huelsenbeck "L'amiral cherche une maison à louer" (The admiral looks for a house to rent). Tzara's dadaism is not phonic but semantic.

Tristan Tzara, pseudonym of Sami Rosenstok, born at Moinesti, Rumania, in 1896, died in Paris in 1963. Poet and writer in the French language. Took part in the foundation of the dadaist movement at Zurich. In 1917 he published the magazine "Dada" and, in the third number, the Manifeste Dada 1918. At the end of 1919 he moved to Paris. Contributed to almost all the dadaist publications in Zurich, New York, Paris, Berlin, Hanover and Cologne.

jeudi 28 janvier 2010

JANCO (IV)

Marcel JANCO (1895-1984)


Marcel JANCO. Bal à Zurich. 1916

Marcel JANCO. Street Band. gravure et aquarelle, 1916, 30,2 X 21,
New York, Museum of Modern art

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Ne vous fiez pas à ce qui s'appellerait « histoire Dada » car, tout étant vrai sur Dada, il n'y a pas encore d'historien qualifié pour l'écrire. Dada n'est point une école, ce n'est pas une confrérie ni un parfum, ni une philosophie. Dada, c'est tout simplement une nouvelle notion. Dada ne fut pas une fiction, car ses traces se trouvent dans les profondeurs de l'histoire humaine. Dada est une pointe dans l'évolution de l'esprit, un ferment, un agent viril. Dada est illimité, illogique et éternel !

Marcel JANCO. Dada créateur. 1957

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Tzara avait trouvé le mot dans le Larousse. Il a été accepté parce qu'il représentait ce sentiment de naïveté, de pureté, d'art naturel, d'art intuitif.

Marcel JANCO. Entretien avec Francis NAUMANN, 1982

HANS RICHTER (I)


 
Hans RICHTER. DADA Kopf (Tête Dada). 1917

Sur Hans RICHTER :

http://www.arte.tv/fr/966444,CmC=966430.html

HAN CORAY & la Galerie DADA, Zurich, janvier-mai 1917


Marcel JANCO. Affiche annonçant les activités de la GALERIE DADA. Bahnhofstrasse 19, Zurich, janvier 1917 : Conférences sur l'art faites par Tristan TZARA.

La Galerie est située dans un grand appartement loué par Han CORAY au deuxième étage de la maison du fabriquant de chocolat Sprüngli, à l'angle de la Paradeplatz et de la Bahnhofstrasse.

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Han CORAY(1880-1974), l'un de ces précurseurs dans le domaine de la collection d'œuvres africaines fut, en Suisse, le premier à les exposer comme objets d'art. Ainsi, lors la première exposition DADA qui se déroula dans sa galerie de Zurich en janvier-février 1917, fut montrée, confiée par Paul Guillaume, la belle statue baoulé qui allait figurer (planche XVII) dans le célèbre album de Sculptures Nègres que Guillaume, avec le concours d'Apollinaire, publia cette même année. Han Coray par la médiation de Tristan Tzara, entra en contact avec Paul Guillaume dès 1916. Leurs échanges épistolaires laissent supposer l'établissement de relations commerciales entre 1916 et 1926. En réalité, il convient de parler de deux collections d'art africain réunies par Coray. La première, compta jusqu'à 2360 numéros et fut expertisée par Ratton et Ascher en 1933 à la demande de la Schweizerischen Volksbank pour une valeur totale de FS 108.860. En juin-septembre 1931, l'exposition "Afrikanische Negerkunst und ihre Beziehungen zur Hochkultur-Sammlung Coray", organisée au Museum für Völkerkunde de Munich en révéla l'ampleur : neuf cent cinquante objets, dont une tête fang (n° 764), y furent présentés. Cette première collection fut dispersée en 1940 par la Schweizerischen Volksbank au profit de différents musées : tels le Völkerkundemuseum de l'Université de Zurich, le Museum Rietberg, Museum für Völkerkunde de Berlin, ainsi que celui de Frankfort. Cependant, Han Coray procéda au rachat de certains de ses objets (Paolo Morigi, communication personnelle, été 1998). Lesquels ont été intégrés à la seconde collection qui s'éleva à plus de 500 pièces.


http://www.auction.fr/FR/vente_sculptures/v6466_artcurial_briest_poulain_tajan/l766509_82_suite_1_tete_de_reliquaire_fang_gabon.html

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The Coray Collection of the Völkerkundemuseum der Universität Zürich (Museum of Ethnology, Zurich University), is one of the earliest and most significant collections of African art. Assembled by Han Coray - a teacher, gallery owner and publisher in Zurich - the majority of the works were originally acquired during the 1920's from the renowned Paris art dealer, Paul Guillaume.

Coray's interest in African art began by 1916 - the first DADA exhibition was in his Zurich gallery in January 1917 and included a number of "art nègre" works from his own collection, as well as a Baule figure on loan from Guillaume. Coray's galleries were the meeting place for the Dada and avant-garde artists of the period, and among his friends were Hans Arp, Marcel Janco, Wilhelm Lehmbruck, Tristan Tzara, Hans Richter, and the two founders of the Cabaret Voltaire, Hugo Ball and Emmy Hennings. At this same time, Guillaume was selecting African art works for the collection of A.C. Barnes, the important American collector. The establishment of this core group of African sculptures in Merion, Pennsylvania, was a significant motivation of Coray's zeal as an African art collector.

Some of the cultures represented in this exhibition include the Dan, Guro and Baule (Ivory Coast); Benin (Nigeria); Fang (Gabon); Yombe (Congo); Mangbetu, Yaka, Pende, Lega, Kuba, Luba, and Songye (Zaire); and Chokwe (Angola).

http://www.artcentrebasel.com/artcentre/exhibitions/african_art

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Collection - Han Coray

Soul of Africa : Art from the Han Coray Collection. Carnegie Museum of Art Rare and beautiful objects assembled by Swiss collector Han Coray draw you immediately into the intense spiritual life of Africa. Swiss collector Han Coray was one of the first to exhibit African tribal objects as art. His collection reveals a unity between art, religion and society that no longer exists in Africa.

In most of the cultures represented in Soul of Africa : African Art from the Han Coray Collection, "good" and "beautiful" are expressed by the same word. Han Coray, a Swiss educator and art dealer, assembled his extraordinary collection in the early 20th century on aesthetic grounds. The people for whom these objects of African art were made, however, did not separate beauty from function and meaning. The aesthetic qualities of a chair were part of its purpose – not only to provide a place for a leader to sit, but to indicate his rank and importance, to honor him, to bring him and his people good fortune. Han Coray was the first person in Switzerland to exhibit African tribal objects as art, and 200 pieces from his collection of West and Central African works reveal the high quality of his collecting. Coray associated with such rising young artists of the DADA movement as Hans Arp, Marcel Janco, Tristan Tzara and Hans Richter, who gathered regularly at his gallery and were undoubtedly influenced by what they saw there. Traditional forms of Western art no longer seemed meaningful to these artists. The small wooden sculptures, fabrics, masks and other pieces that Coray collected in great quantities – more than 2400 in all – had a completely unfamiliar look that became so important we can see its effect on much of the Western art produced following its arrival in Europe in the early 20th century.

Ellen S. WILSON. CARNEGIE magazine

http://www.carnegiemuseums.org/cmag/bk_issue/1999/mayjun/feat2.html

Soul of Africa
Art from the Han Coray Collection
by Ellen S. WILSON

Carnegie Museum of Art
May 8 – July 18, 1999
Swiss collector Han Coray was one of the first to exhibit African tribal objects as art. His collection reveals a unity between art, religion and society that no longer exists in Africa.

In most of the cultures represented in Soul of Africa: African Art from the Han Coray Collection, "good" and "beautiful" are expressed by the same word. Han Coray, a Swiss educator and art dealer, assembled his extraordinary collection in the early 20th century on aesthetic grounds. The people for whom these objects of African art were made, however, did not separate beauty from function and meaning. The aesthetic qualities of a chair were part of its purpose – not only to provide a place for a leader to sit, but to indicate his rank and importance, to honor him, to bring him and his people good fortune.

Han Coray was the first person in Switzerland to exhibit African tribal objects as art, and 200 pieces from his collection of West and Central African works reveal the high quality of his collecting. Coray associated with such rising young artists of the Dada movement as Hans Arp, Marcel Janco, Tristan Tzara and Hans Richter, who gathered regularly at his gallery and were undoubtedly influenced by what they saw there. Traditional forms of Western art no longer seemed meaningful to these artists. The small wooden sculptures, fabrics, masks and other pieces that Coray collected in great quantities – more than 2400 in all – had a completely unfamiliar look that became so important we can see its effect on much of the Western art produced following its arrival in Europe in the early 20th century.

And yet there are telling differences. Contemporary artist Georg Baselitz (whose work was featured in a major exhibition at the museum in 1998), has assembled his own collection of African sculptures over the last 20 years. Baselitz comments on the remarkable consistency in African art in his exhibition catalogue essay about the Han Coray collection : "The basic pattern remains unchanged," he writes, and no individual artists are known by their work. While this is unusual for viewers used to European or American art, and the attendant personalities of the artists, Baselitz finds a corollary in "legends that have come down to us by oral tradition from the distant past." If the purpose of a piece remains consistent, so must the piece's design.

The exhibition is organized into six thematic areas : Art and Leadership, Rank and Prestige, Music in the Service of Spirits and Kings, Communication with the Supernatural World, Remembering the Dead, and Life Transitions. Because this collection was put together before there was any active tourist market for African art, the quality of the pieces is very high. Formal perfection was quite important to African artists, and the more crudely produced items we sometimes see today were generally made for tourists rather than for ceremonial or even daily use.

Although Coray's criteria for his collection were primarily aesthetic, the context surrounding the works does help a modern viewer appreciate them since, as Baselitz writes, "There is a connection between the idea behind a sculpture and its designated purpose." In the museum, these pieces are out of context, removed from their natural life cycle, as any decorative arts piece exhibited in a museum would be. For example, idealized human figures carved by the Baule to appease the wild and mischievous spirits of the wilderness were often spattered with beer or blood from sacrificial offerings. "This residue is like the wrinkles on a person," says Mrea Csorba, who teaches non-Western art at Duquesne University and is assisting with the exhibition. "It adds to the wealth, the power, and the beauty of the piece." While some figures still bear these traces of their earlier lives, most were cleaned off before they were sold to European collectors.

Similarly, power figures were altered after their completion by the sculptor through the addition of substances thought to contain supernatural powers, or by nails that were driven into them to activate healing powers, elicit advice, or seal an oath. Figures such as these could be "used up" to the point where new ones had to be produced. And while the objects themselves are not particularly old, they represent art forms that are many centuries old.

Some pieces, such as special stools and thrones, convey the authority and status of the owner through their imagery, the material used, or the exceptional craftsmanship. A throne carved in the shape of a leopard was intended to associate the qualities of this animal -– strength, cunning, speed – with the leader who used it. While it is obvious that great pains were taken in the carving as well as the superficial details of the leopard, it is not an attempt to reproduce nature in realistic detail. "Nothing in African Art is an optical rendition of the real world, because the artists are trying to move beyond this world into the spiritual world," explains Csorba. "The distortions you see are to convey to viewers that this is an image from another dimension."

Exhibition curator Miklós Szalay says Han Coray came to believe there was no distinction between African art and religion. Death is a transition to a higher realm, and representations of deceased ancestors are meant to encourage their participation in the lives of those they left behind. "The masks and headdresses used in public ceremonies often represent specific people who have passed on and are now engineering the future of the community at large," Csorba explains. "Every distortion, every expressionistic feature conveys the unseen world, the more powerful world."

Szalay goes on to say that today, the unity between art, religion and society no longer exists in Africa the way it did in the 1920s. "Art, it is said, strives for autonomy," he writes in the catalogue, but then cautions that as art is released from its social and religious context, its importance is diminished.

How fortunate for viewers today that Coray formed his collection when the bonds between art and spirituality were so strong. The Baule carved, in addition to the wilderness spirits, spirit spouses known as blolo bian ("other-world man") or blolo bla ("other-world woman"). Every man, according to the Baule, has a female component of his soul, and every woman a male component. To appreciate these small wooden figures, they must be seen as concrete embodiments of this concept, capable of jealousy of the earthly mate, of causing sterility or, if appeased through offerings and devotion, of insuring fertility. The statues were touched, caressed and cleaned, presented regularly with food and, according to Csorba, were meant only for private viewing. Seeing them in this spiritual context, they gain both power and beauty.


Ellen S. Wilson is a frequent contributor to Carnegie Magazine.
http://www.carnegiemuseums.org/cmag/bk_issue/1999/mayjun/feat2.html

mercredi 27 janvier 2010

JANCO (III)

Marcel JANCO. Bois, Dada 1

Marcel JANCO. Relief A7, Dada 1

Marcel JANCO. Construction 3, Dada 1

Marcel JANCO. Relief 3, Dada 2

Marcel JANCO. Gravure, Dada 3

PRÉ-DADA : BAUDELAIRE. Le Peintre de la vie moderne


NADAR. Portrait photographique de Charles BAUDELAIRE, Paris, 1856


III. L’ARTISTE, HOMME DU MONDE, HOMME DES FOULES ET ENFANT

Je veux entretenir aujourd’hui le public d’un homme singulier, originalité si puissante et si décidée, qu’elle se suffit à elle-même et ne recherche même pas l’approbation. Aucun de ses dessins n’est signé, si l’on appelle signature ces quelques lettres, faciles à contrefaire, qui figurent un nom, et que tant d’autres apposent fastueusement au bas de leurs plus insouciants croquis. Mais tous ses ouvrages sont signés de son âme éclatante, et les amateurs qui les ont vus et appréciés les reconnaîtront facilement à la description que j’en veux faire. Grand amoureux de la foule et de l’incognito, M. C. G. pousse l’originalité jusqu’à la modestie. M. Thackeray, qui, comme on sait, est très curieux des choses d’art, et qui dessine lui-même les illustrations de ses romans, parla un jour de M. G. dans un petit journal de Londres. Celui-ci s’en fâcha comme d’un outrage à sa pudeur. Récemment encore, quand il apprit que je me proposais de faire une appréciation de son esprit et de son talent, il me supplia, d’une manière très impérieuse, de supprimer son nom et de ne parler de ses ouvrages que comme des ouvrages d’un anonyme. J’obéirai humblement à ce bizarre désir. Nous feindrons de croire, le lecteur et moi, que M. G. n’existe pas, et nous nous occuperons de ses dessins et de ses aquarelles, pour lesquels il professe un dédain de patricien, comme feraient des savants qui auraient à juger de précieux documents historiques, fournis par le hasard, et dont l’auteur doit rester éternellement inconnu. Et même, pour rassurer complétement ma conscience, on supposera que tout ce que j’ai à dire de sa nature si curieusement et si mystérieusement éclatante, est plus ou moins justement suggéré par les œuvres en question; pure hypothèse poétique, conjecture, travail d’imagination.

M. G. est vieux. Jean-Jacques commença, dit-on, à écrire à quarante-deux ans. Ce fut peut-être vers cet âge que M. G., obsédé par toutes les images qui remplissaient son cerveau, eut l’audace de jeter sur une feuille blanche de l’encre et des couleurs. Pour dire la vérité, il dessinait comme un barbare, comme un enfant, se fâchant contre la maladresse de ses doigts et la désobéissance de son outil. J’ai vu un grand nombre de ces barbouillages primitifs, et j’avoue que la plupart des gens qui s’y connaissent ou prétendent s’y connaître auraient pu, sans déshonneur, ne pas deviner le génie latent qui habitait dans ces ténébreuses ébauches. Aujourd’hui, M. G., qui a trouvé, à lui tout seul, toutes les petites ruses du métier, et qui a fait, sans conseils, sa propre éducation, est devenu un puissant maître, à sa manière, et n’a gardé de sa première ingénuité que ce qu’il en faut pour ajouter à ses riches facultés un assaisonnement inattendu. Quand il rencontre un de ces essais de son jeune âge, il le déchire ou le brûle avec une honte des plus amusantes.

Pendant dix ans, j’ai désiré faire la connaissance de M. G., qui est, par nature, très voyageur et très cosmopolite. Je savais qu’il avait été longtemps attaché à un journal anglais illustré, et qu’on y avait publié des gravures d’après ses croquis de voyage (Espagne, Turquie, Crimée). J’ai vu depuis lors une masse considérable de ces dessins improvisés sur les lieux mêmes, et j’ai pu lire ainsi un compte rendu minutieux et journalier de la campagne de Crimée, bien préférable à tout autre. Le même journal avait aussi publié, toujours sans signature, de nombreuses compositions du même auteur, d’après les ballets et les opéras nouveaux. Lorsque enfin je le trouvai, je vis tout d’abord que je n’avais pas affaire précisément à un artiste, mais plutôt à un homme du monde. Entendez ici, je vous prie, le mot artiste dans un sens très restreint, et le mot homme du monde dans un sens très étendu. Homme du monde, c’est-à-dire homme du monde entier, homme qui comprend le monde et les raisons mystérieuses et légitimes de tous ses usages; artiste, c’est-à-dire spécialiste, homme attaché à sa palette comme le serf à la glèbe. M. G. n’aime pas être appelé artiste. N’a-t-il pas un peu raison? Il s’intéresse au monde entier; il veut savoir, comprendre, apprécier tout ce qui se passe à la surface de notre sphéroïde. L’artiste vit très peu, ou même pas du tout, dans le monde moral et politique. Celui qui habite dans le quartier Breda ignore ce qui se passe dans le faubourg Saint-Germain. Sauf deux ou trois exceptions qu’il est inutile de nommer, la plupart des artistes sont, il faut bien le dire, des brutes très adroites, de purs manœuvres, des intelligences de village, des cervelles de hameau. Leur conversation, forcément bornée à un cercle très étroit, devient très vite insupportable à l’homme du monde, au citoyen spirituel de l’univers.

Ainsi, pour entrer dans la compréhension de M. G., prenez note tout de suite de ceci: c’est que la curiosité peut être considérée comme le point de départ de son génie.

Vous souvenez-vous d’un tableau (en vérité, c’est un tableau!) écrit par la plus puissante plume de cette époque, et qui a pour titre L’Homme des foules? Derrière la vitre d’un café, un convalescent, contemplant la foule avec jouissance, se mêle par la pensée, à toutes les pensées qui s’agitent autour de lui. Revenu récemment des ombres de la mort, il aspire avec délices tous les germes et tous les effluves de la vie; comme il a été sur le point de tout oublier, il se souvient et veut avec ardeur se souvenir de tout. Finalement, il se précipite à travers cette foule à la recherche d’un inconnu dont la physionomie entrevue l’a, en un clin d’œil, fasciné. La curiosité est devenue une passion fatale, irrésistible!

Supposez un artiste qui serait toujours, spirituellement, à l’état du convalescent, et vous aurez la clef du caractère de M. G.

Or la convalescence est comme un retour vers l’enfance. Le convalescent jouit au plus haut degré, comme l’enfant, de la faculté de s’intéresser vivement aux choses, même les plus triviales en apparence. Remontons, s’il se peut, par un effort rétrospectif de l’imagination, vers nos plus jeunes, nos plus matinales impressions, et nous reconnaîtrons qu’elles avaient une singulière parenté avec les impressions, si vivement colorées, que nous reçûmes plus tard à la suite d’une maladie physique, pourvu que cette maladie ait laissé pures et intactes nos facultés spirituelles. L’enfant voit tout en nouveauté; il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus à ce qu’on appelle l’inspiration, que la joie avec laquelle l’enfant absorbe la forme et la couleur. J’oserai pousser plus loin; j’affirme que l’inspiration a quelque rapport avec la congestion, et que toute pensée sublime est accompagnée d’une secousse nerveuse, plus ou moins forte, qui retentit jusque dans le cervelet. L’homme de génie a les nerfs solides; l’enfant les a faibles. Chez l’un, la raison a pris une place considérable; chez l’autre, la sensibilité occupe presque tout l’être. Mais le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant, pour s’exprimer, d’organes virils et de l’esprit analytique qui lui permet d’ordonner la somme de matériaux involontairement amassée. C’est à cette curiosité profonde et joyeuse qu’il faut attribuer l’œil fixe et animalement extatique des enfants devant le nouveau, quel qu’il soit, visage ou paysage, lumière, dorure, couleurs, étoffes chatoyantes, enchantement de la beauté embellie par la toilette. Un de mes amis me disait un jour qu’étant fort petit, il assistait à la toilette de son père, et qu’alors il contemplait, avec une stupeur mêlée de délices, les muscles des bras, les dégradations de couleurs de la peau nuancée de rose et de jaune, et le réseau bleuâtre des veines. Le tableau de la vie extérieure le pénétrait déjà de respect et s’emparait de son cerveau. Déjà la forme l’obsédait et le possédait. La prédestination montrait précocement le bout de son nez. La damnation était faite. Ai-je besoin de dire que cet enfant est aujourd’hui un peintre célèbre?

Je vous priais tout à l’heure de considérer M. G. comme un éternel convalescent; pour compléter votre conception, prenez-le aussi pour un homme-enfant, pour un homme possédant à chaque minute le génie de l’enfance, c’est-à-dire un génie pour lequel aucun aspect de la vie n’est émoussé.

Je vous ai dit que je répugnais à l’appeler un pur artiste, et qu’il se défendait lui-même de ce titre avec une modestie nuancée de pudeur aristocratique. Je le nommerais volontiers un dandy, et j’aurais pour cela quelques bonnes raisons; car le mot dandy implique une quintessence de caractère et une intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde; mais, d’un autre côté, le dandy aspire à l’insensibilité, et c’est par là que M. G., qui est dominé, lui, par une passion insatiable, celle de voir et de sentir, se détache violemment du dandysme. Amabam amare, disait saint Augustin. «J’aime passionnément la passion», dirait volontiers M. G. Le dandy est blasé, ou il feint de l’être, par politique et raison de caste. M. G. a horreur des gens blasés. Il possède l’art si difficile (les esprits raffinés me comprendront) d’être sincère sans ridicule. Je le décorerais bien du nom de philosophe, auquel il a droit à plus d’un titre, si son amour excessif des choses visibles, tangibles, condensées à l’état plastique, ne lui inspirait une certaine répugnance de celles qui forment le royaume impalpable du métaphysicien. Réduisons-le donc à la condition de pur moraliste pittoresque, comme La Bruyère.

La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c’est d’épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L’observateur est un prince qui jouit partout de son incognito. L’amateur de la vie fait du monde sa famille, comme l’amateur du beau sexe compose sa famille de toutes les beautés trouvées, trouvables et introuvables; comme l’amateur de tableaux vit dans une société enchantée de rêves peints sur toile. Ainsi l’amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d’électricité. On peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule; à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie. C’est un moi insatiable du non-moi, qui, à chaque instant, le rend et l’exprime en images plus vivantes que la vie elle-même, toujours instable et fugitive. «Tout homme», disait un jour M. G. dans une de ces conversations qu’il illumine d’un regard intense et d’un geste évocateur, «tout homme qui n’est pas accablé par un de ces chagrins d’une nature trop positive pour ne pas absorber toutes les facultés, et qui s’ennuie au sein de la multitude, est un sot! un sot! et je le méprise!»

Quand M. G., à son réveil, ouvre les yeux et qu’il voit le soleil tapageur donnant l’assaut aux carreaux des fenêtres, il se dit avec remords, avec regrets: «Quel ordre impérieux! quelle fanfare de lumière! Depuis plusieurs heures déjà, de la lumière partout! de la lumière perdue par mon sommeil! Que de choses éclairées j’aurais pu voir et que je n’ai pas vues!» Et il part! et il regarde couler le fleuve de la vitalité, si majestueux et si brillant. Il admire l’éternelle beauté et l’étonnante harmonie de la vie dans les capitales, harmonie si providentiellement maintenue dans le tumulte de la liberté humaine. Il contemple les paysages de la grande ville, paysages de pierre caressés par la brume ou frappés par les soufflets du soleil. Il jouit des beaux équipages, des fiers chevaux, de la propreté éclatante des grooms, de la dextérité des valets, de la démarche des femmes onduleuses, des beaux enfants, heureux de vivre et d’être bien habillés; en un mot, de la vie universelle. Si une mode, une coupe de vêtement a été légèrement transformée, si les nœuds de rubans, les boucles ont été détrônés par les cocardes, si le bavolet s’est élargi et si le chignon est descendu d’un cran sur la nuque, si la ceinture a été exhaussée et la jupe amplifiée, croyez qu’à une distance énorme son œil d’aigle l’a déjà deviné. Un régiment passe, qui va peut-être au bout du monde, jetant dans l’air des boulevards ses fanfares entraînantes et légères comme l’espérance; et voilà que l’œil de M. G. a déjà vu, inspecté, analysé les armes, l’allure et la physionomie de cette troupe. Harnachements, scintillements, musique, regards décidés, moustaches lourdes et sérieuses, tout cela entre pêle-mêle en lui; et dans quelques minutes, le poème qui en résulte sera virtuellement composé. Et voilà que son âme vit avec l’âme de ce régiment qui marche comme un seul animal, fière image de la joie dans l’obéissance!

Mais le soir est venu. C’est l’heure bizarre et douteuse où les rideaux du ciel se ferment, où les cités s’allument. Le gaz fait tache sur la pourpre du couchant. Honnêtes ou déshonnêtes, raisonnables ou fous, les hommes se disent: «Enfin la journée est finie!» Les sages et les mauvais sujets pensent au plaisir, et chacun court dans l’endroit de son choix boire la coupe de l’oubli. M. G. restera le dernier partout où peut resplendir la lumière, retentir la poésie, fourmiller la vie, vibrer la musique; partout où une passion peut poser pour son œil, partout où l’homme naturel et l’homme de convention se montrent dans une beauté bizarre, partout où le soleil éclaire les joies rapides de l’animal dépravé! «Voilà, certes, une journée bien employée,» se dit certain lecteur que nous avons tous connu, «chacun de nous a bien assez de génie pour la remplir de la même façon.» Non! peu d’hommes sont doués de la faculté de voir; il y en a moins encore qui possèdent la puissance d’exprimer. Maintenant, à l’heure où les autres dorment, celui-ci est penché sur sa table, dardant sur une feuille de papier le même regard qu’il attachait tout à l’heure sur les choses, s’escrimant avec son crayon, sa plume, son pinceau, faisant jaillir l’eau du verre au plafond, essuyant sa plume sur sa chemise, pressé, violent, actif, comme s’il craignait que les images ne lui échappent, querelleur quoique seul, et se bousculant lui-même. Et les choses renaissent sur le papier, naturelles et plus que naturelles, belles et plus que belles, singulières et douées d’une vie enthousiaste comme l’âme de l’auteur. La fantasmagorie a été extraite de la nature. Tous les matériaux dont la mémoire s’est encombrée se classent, se rangent, s’harmonisent et subissent cette idéalisation forcée qui est le résultat d’une perception enfantine, c’est-à-dire d’une perception aiguë, magique à force d’ingénuité!


IV. LA MODERNITE

Ainsi il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il? A coup sûr, cet homme, tel que je l’ai dépeint, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité; car il ne se présente pas de meilleur mot pour exprimer l’idée en question. Il s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire. Si nous jetons un coup d’œil sur nos expositions de tableaux modernes, nous sommes frappés de la tendance générale des artistes à habiller tous les sujets de costumes anciens. Presque tous se servent des modes et des meubles de la Renaissance, comme David se servait des modes et des meubles romains. Il y a cependant cette différence, que David, ayant choisi des sujets particulièrement grecs ou romains, ne pouvait pas faire autrement que de les habiller à l’antique, tandis que les peintres actuels, choisissant des sujets d’une nature générale applicable à toutes les époques, s’obstinent à les affubler des costumes du Moyen Age, de la Renaissance ou de l’Orient. C’est évidemment le signe d’une grande paresse; car il est beaucoup plus commode de déclarer que tout est absolument laid dans l’habit d’une époque, que de s’appliquer à en extraire la beauté mystérieuse qui y peut être contenue, si minime ou si légère qu’elle soit. La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. Il y a eu une modernité pour chaque peintre ancien; la plupart des beaux portraits qui nous restent des temps antérieurs sont revêtus des costumes de leur époque. Ils sont parfaitement harmonieux, parce que le costume, la coiffure et même le geste, le regard et le sourire (chaque époque a son port, son regard et son sourire) forment un tout d’une complète vitalité. Cet élément transitoire, fugitif, dont les métamorphoses sont si fréquentes, vous n’avez pas le droit de le mépriser ou de vous en passer. En le supprimant, vous tombez forcément dans le vide d’une beauté abstraite et indéfinissable, comme celle de l’unique femme avant le premier péché. Si au costume de l’époque, qui s’impose nécessairement, vous en substituez un autre, vous faites un contre-sens qui ne peut avoir d’excuse que dans le cas d’une mascarade voulue par la mode. Ainsi, les déesses, les nymphes et les sultanes du dix-huitième siècle sont des portraits moralement ressemblants.

Il est sans doute excellent d’étudier les anciens maîtres pour apprendre à peindre, mais cela ne peut être qu’un exercice superflu si votre but est de comprendre le caractère de la beauté présente. Les draperies de Rubens ou de Véronèse ne vous enseigneront pas à faire de la moire antique, du satin à la reine, ou toute autre étoffe de nos fabriques, soulevée, balancée par la crinoline ou les jupons de mousseline empesée. Le tissu et le grain ne sont pas les mêmes que dans les étoffes de l’ancienne Venise ou dans celles portées à la cour de Catherine. Ajoutons aussi que la coupe de la jupe et du corsage est absolument différente, que les plis sont disposés dans un système nouveau, et enfin que le geste et le port de la femme actuelle donnent à sa robe une vie et une physionomie qui ne sont pas celles de la femme ancienne. En un mot, pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement en ait été extraite. C’est à cette tâche que s’applique particulièrement M. G.

J’ai dit que chaque époque avait son port, son regard et son geste. C’est surtout dans une vaste galerie de portraits (celle de Versailles, par exemple) que cette proposition devient facile à vérifier. Mais elle peut s’étendre plus loin encore. Dans l’unité qui s’appelle nation, les professions, les castes, les siècles introduisent la variété, non seulement dans les gestes et les manières, mais aussi dans la forme positive du visage. Tel nez, telle bouche, tel front remplissent l’intervalle d’une durée que je ne prétends pas déterminer ici, mais qui certainement peut être soumise à un calcul. De telles considérations ne sont pas assez familières aux portraitistes; et le grand défaut de M. Ingres, en particulier, est de vouloir imposer à chaque type qui pose sous son œil un perfectionnement plus ou moins despotique, emprunté au répertoire des idées classiques.

En pareille matière, il serait facile et même légitime de raisonner a priori. La corrélation perpétuelle de ce qu’on appelle l’âme avec ce qu’on appelle le corps explique très bien comment tout ce qui est matériel ou effluve du spirituel représente et représentera toujours le spirituel d’où il dérive. Si un peintre patient et minutieux, mais d’une imagination médiocre, ayant à peindre une courtisane du temps présent, s’inspire (c’est le mot consacré) d’une courtisane de Titien ou de Raphaël, il est infiniment probable qu’il fera une œuvre fausse, ambiguë et obscure. L’étude d’un chef-d’œuvre de ce temps et de ce genre ne lui enseignera ni l’attitude, ni le regard, ni la grimace, ni l’aspect vital d’une de ces créatures que le dictionnaire de la mode a successivement classées sous les titres grossiers ou badins d’impures, de filles entretenues, de lorettes et de biches.

La même critique s’applique rigoureusement à l’étude du militaire, du dandy, de l’animal même, chien ou cheval, et de tout ce qui compose la vie extérieure d’un siècle. Malheur à celui qui étudie dans l’antique autre chose que l’art pur, la logique, la méthode générale! Pour s’y trop plonger, il perd la mémoire du présent; il abdique la valeur et les priviléges fournis par la circonstance; car presque toute notre originalité vient de l’estampille que le temps imprime à nos sensations. Le lecteur comprend d’avance que je pourrais vérifier facilement mes assertions sur de nombreux objets autres que la femme. Que diriez-vous, par exemple, d’un peintre de marines (je pousse l’hypothèse à l’extrême) qui, ayant à reproduire la beauté sobre et élégante du navire moderne, fatiguerait ses yeux à étudier les formes surchargées, contournées, l’arrière monumental du navire ancien et les voilures compliquées du seizième siècle? Et que penseriez-vous d’un artiste que vous auriez chargé de faire le portrait d’un pur-sang, célèbre dans les solennités du turf, s’il allait confiner ses contemplations dans les musées, s’il se contentait d’observer le cheval dans les galeries du passé, dans Van Dyck, Bourguignon ou Van der Meulen?

M. G., dirigé par la nature, tyrannisé par la circonstance, a suivi une voie toute différente. Il a commencé par contempler la vie, et ne s’est ingénié que tard à apprendre les moyens d’exprimer la vie. Il en est résulté une originalité saisissante, dans laquelle ce qui peut rester de barbare et d’ingénu apparaît comme une preuve nouvelle d’obéissance à l’impression, comme une flatterie à la vérité. Pour la plupart d’entre nous, surtout pour les gens d’affaires, aux yeux de qui la nature n’existe pas, si ce n’est dans ses rapports d’utilité avec leurs affaires, le fantastique réel de la vie est singulièrement émoussé. M. G. l’absorbe sans cesse; il en a la mémoire et les yeux pleins.



IX. LE DANDY
L’homme riche, oisif, et qui, même blasé, n’a pas d’autre occupation que de courir à la piste du bonheur; l’homme élevé dans le luxe et accoutumé dès sa jeunesse à l’obéissance des autres hommes, celui enfin qui n’a pas d’autre profession que l’élégance, jouira toujours, dans tous les temps, d’une physionomie distincte, tout à fait à part. Le dandysme est une institution vague, aussi bizarre que le duel; très ancienne, puisque César, Catilina, Alcibiade nous en fournissent des types éclatants; très générale, puisque Chateaubriand l’a trouvée dans le forêts et au bord des lacs du Nouveau-Monde. Le dandysme, qui est une institution en dehors des lois, a des lois rigoureuses auxquelles sont strictement soumis tous ses sujets, quelles que soient d’ailleurs la fougue et l’indépendance de leur caractère. Les romanciers anglais ont, plus que les autres, cultivé le roman de high life, et les Français qui, comme M. de Custine, ont voulu spécialement écrire des romans d’amour, ont d’abord pris soin, et très judicieusement, de doter leurs personnages de fortunes assez vastes pour payer sans hésitation toutes leurs fantaisies; ensuite ils les ont dispensés de toute profession. Ces êtres n’ont pas d’autre état que de cultiver l’idée du beau dans leur personne, de satisfaire leurs passions, de sentir et de penser. Ils possèdent ainsi, à leur gré et dans une vaste mesure, le temps et l’argent, sans lesquels la fantaisie, réduite à l’état de rêverie passagère, ne peut guère se traduire en action. Il est malheureusement bien vrai que, sans le loisir et l’argent, l’amour ne peut être qu’une orgie de roturier ou l’accomplissement d’un devoir conjugal. Au lieu du caprice brûlant ou rêveur, il devient une répugnante utilité.

Si je parle de l’amour à propos du dandysme, c’est que l’amour est l’occupation naturelle des oisifs. Mais le dandy ne vise pas à l’amour comme but spécial. Si j’ai parlé d’argent, c’est parce que l’argent est indispensable aux gens qui se font un culte de leurs passions; mais le dandy n’aspire pas à l’argent comme à une chose essentielle; un crédit indéfini pourrait lui suffire; il abandonne cette grossière passion aux mortels vulgaires. Le dandysme n’est même pas, comme beaucoup de personnes peu réfléchies paraissent le croire, un goût immodéré de la toilette et de l’élégance matérielle. Ces choses ne sont pour le parfait dandy qu’un symbole de la supériorité aristocratique de son esprit. Aussi, à ses yeux, épris avant tout de distinction, la perfection de la toilette consiste-t-elle dans la simplicité absolue, qui est en effet la meilleure manière de se distinguer. Qu’est-ce donc que cette passion qui, devenue doctrine, a fait des adeptes dominateurs, cette institution non écrite qui a formé une caste si hautaine? C’est avant tout le besoin ardent de se faire une originalité, contenu dans les limites extérieures des convenances. C’est une espèce de culte de soi-même, qui peut survivre à la recherche du bonheur à trouver dans autrui, dans la femme, par exemple; qui peut survivre même à tout ce qu’on appelle les illusions. C’est le plaisir d’étonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné. Un dandy peut être un homme blasé, peut être un homme souffrant; mais, dans ce dernier cas, il sourira comme le Lacédémonien sous la morsure du renard.

On voit que, par de certains côtés, le dandysme confine au spiritualisme et au stoïcisme. Mais un dandy ne peut jamais être un homme vulgaire. S’il commettait un crime, il ne serait pas déchu peut-être; mais si ce crime naissait d’une source triviale, le déshonneur serait irréparable. Que le lecteur ne se scandalise pas de cette gravité dans le frivole, et qu’il se souvienne qu’il y a une grandeur dans toutes les folies, une force dans tous les excès. Etrange spiritualisme! Pour ceux qui en sont à la fois les prêtres et les victimes, toutes les conditions matérielles compliquées auxquelles ils se soumettent, depuis la toilette irréprochable à toute heure du jour et de la nuit jusqu’aux tours les plus périlleux du sport, ne sont qu’une gymnastique propre à fortifier la volonté et à discipliner l’âme. En vérité, je n’avais pas tout à fait tort de considérer le dandysme comme une espèce de religion. La règle monastique la plus rigoureuse, l’ordre irrésistible du Vieux de la Montagne, qui commandait le suicide à ses disciples enivrés, n’étaient pas plus despotiques ni plus obéis que cette doctrine de l’élégance et de l’originalité, qui impose, elle aussi, à ses ambitieux et humbles sectaires, hommes souvent pleins de fougue, de passion, de courage, d’énergie contenue, la terrible formule: Perinde ac cadaver!

Que ces hommes se fassent nommer raffinés, incroyables, beaux, lions ou dandies, tous sont issus d’une même origine; tous participent du même caractère d’opposition et de révolte; tous sont des représentants de ce qu’il y a de meilleur dans l’orgueil humain, de ce besoin, trop rare chez ceux d’aujourd’hui, de combattre et de détruire la trivialité. De là naît, chez les dandies, cette attitude hautaine de caste provoquante, même dans sa froideur: Le dandysme apparaît surtout aux époques transitoires où la démocratie n’est pas encore toute-puissante, où l’aristocratie n’est que partiellement chancelante et avilie. Dans le trouble de ces époques quelques hommes déclassés, dégoûtés, désœuvrés, mais tous riches de force native, peuvent concevoir le projet de fonder une espèce nouvelle d’aristocratie, d’autant plus difficile à rompre qu’elle sera basée sur les facultés les plus précieuses, les plus indestructibles, et sur les dons célestes que le travail et l’argent ne peuvent conférer. Le dandysme est le dernier éclat d’héroïsme dans les décadences; et le type du dandy retrouvé par le voyageur dans l’Amérique du Nord n’infirme en aucune façon cette idée: car rien n’empêche de supposer que les tribus que nous nommons sauvages soient les débris de grandes civilisations disparues. Le dandysme est un soleil couchant; comme l’astre qui décline, il est superbe, sans chaleur et plein de mélancolie. Mais, hélas! la marée montante de la démocratie, qui envahit tout et qui nivelle tout, noie jour à jour ces derniers représentants de l’orgueil humain et verse des flots d’oubli sur les traces de ces prodigieux mirmidons. Les dandies se font chez nous de plus en plus rares, tandis que chez nos voisins, en Angleterre, l’état social et la constitution (la vraie constitution, celle qui s’exprime par les mœurs) laisseront longtemps encore une place aux héritiers de Sheridan, de Brummel et de Byron, si toutefois il s’en présente qui en soient dignes.

Ce qui a pu paraître au lecteur une digression n’en est pas une, en vérité. Les considérations et les rêveries morales qui surgissent des dessins d’un artiste sont, dans beaucoup de cas, la meilleure traduction que le critique en puisse faire; les suggestions font partie d’une idée mère, et, en les montrant successivement, on peut la faire deviner. Ai-je besoin de dire que M. G., quand il crayonne un de ses dandies sur le papier, lui donne toujours son caractère historique, légendaire même, oserais-je dire, s’il n’était pas question du temps présent et de choses considérées généralement comme folâtres? C’est bien là cette légèreté d’allures, cette certitude de manières, cette simplicité dans l’air de domination, cette façon de porter un habit et de diriger un cheval, ces attitudes toujours calmes mais révélant la force, qui nous font penser, quand notre regard découvre un de ces êtres privilégiés en qui le joli et le redoutable se confondent si mystérieusement: «Voilà peut-être un homme riche, mais plus certainement un Hercule sans emploi.»

Le caractère de beauté du dandy consiste surtout dans l’air froid qui vient de l’inébranlable résolution de ne pas être ému; on dirait un feu latent qui se fait deviner, qui pourrait mais qui ne veut pas rayonner. C’est ce qui est, dans ces images, parfaitement exprimé.

Charles BAUDELAIRE. Le Peintre de la vie moderne (extraits)


Table :

I Le beau, la mode et le bonheur
II Le croquis de mœurs
III L'artiste, homme du monde, homme des foules et enfant
IV La modernité
V L'art mnémonique
VI Les annales de la guerre
VII Pompes et Solennités
VIII Le militaire
IX Le dandy
X La femme
XI Eloge du maquillage
XII Les femmes et les filles
XIII Les voitures

RICHARD HUELSENBECK (II)


Page couverture, par ARP, de la première édition des Phantastisches Gebete (Prières fantastiques) de Richard HUELSENBECK, Zurich, Collection DADA, septembre 1916. Une seconde édition sera éditée à Berlin en 1920, par MALIK VERLAG, avec des illustrations de George GROSZ.

http://sdrc.lib.uiowa.edu/dada/Phantastische/index.htm

SOPHIE TAEUBER : Marionnettes dada

Sophie TAEUBER devant ses marionnettes dada, Zurich, 1918



Sophie TAEUBER. Freud Analytikus (Analyste freudien), marionnette dada, 1918, bois peint et métal

 




Sophie TAEUBER. Marionettes, 1918.Carton peint, liège et bois

Sophie TAEUBER. Soldats de la Garde (Die Wachen), 1918. Marionette pour la pièce Le Roi Cerf (König Hirsch) de Carlo GOZZI (1762, adaptation de René Morax et Werner Wolff pour Le Théatre suisse de marionnettes, 1918); fabriquant : Carl FISCHER. Bois peint et métal, 40.5 x 18.5 X 13. Zürich, Museum Bellerive, Kunstgewerbesammlung Museum für Gestaltung





Rétrospective Sophie TAEUBER-ARP au Museo Picasso, Malaga :19 Octobre 2009- 24 Janvier 2010 

http://www.artknowledgenews.com/2009-10-20-21-40-51-museo-picasso-malaga-opens-sophie-taeuber-arp-retrospective.html
Emmy HENNINGS & Hugo BALL
Notre cabaret est un geste. Chaque mot qui est chanté ou prononcé signifie pour le moins : que cette époque avilissante n'a pas réussi à forcer notre respect. D'ailleurs qu'a-t-elle de respectable ou d'impressionnant ? Ses canons ? Notre grand tambour les rend inaudibles. Son idéalisme ? Il fait rire depuis longtemps, dans son interprétation populaire aussi bien qu'officielle. Les grands festins de boucherie et les exploits héroïques du cannibalisme ? Notre folie délibérée, notre enthousiasme pour l'illusion les anéantiront.
Hugo BALL, « 14 avril 1916 », La Fuite hors du temps
***
Ce que nous appelons Dada est une bouffonnerie issue du néant et toutes les grandes questions y entrent en jeu ; un geste de gladiateur ; un jeu avec de misérables résidus ; une mise à mort de la moralité et de l'abondance qui ne sont que postures.
Hugo BALL, « 12 juin 1916 », La Fuite hors du temps
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Le desperado comme type expérimental. Il n'a pas d'égards à prendre, il n'a rien à perdre. Il dispose de sa personne tout entière. Il peut se prendre pour son propre cobaye et succomber à sa propre vivisection. Personne ne saurait l'en empêcher. On assiste alors à de drôle de choses.
Hugo BALL, « 13 août 1916 », La Fuite hors du temps


***

Penser signifie juger. Juger (ur-teilen) signifie décomposer en parties originelles (Ur-teile), en origines. Cela nécessite une connaissance des origines (Ur-sprünge) et, plus précisément, une connaissance double : de l’être originel (Ur-wesen) et du non-être (Ab-wesen) qui accomplit le saut (Sprung) hors de l’être originel. La décomposition (Ver-wesen, putréfaction) n’est qu’une conséquence de la déviation (Ab-irrung, aberration).
Les jugements sont devenus presque impossibles ; on a oublié les origines. Tout le monde vit sur des réserves de préjugés, voire sur des jugements reçus que l’on redistribue sans réfléchir.

Finalement, on en est même arrivé à renoncer encore à ces préjugés et l’on vit tout à fait naturellement au jour le jour. Ne plus avoir de préjugés représente le nec plus ultra de la culture contemporaine. La raison a été remplacée par un simple procédé sériel d’adjonctions et de rattachement à certains faits et convictions, tenus autrefois pour des biens indestructibles – et pourtant, aujourd’hui détruits.

Hugo BALL, « 4 février 1917 », La Fuite hors du temps
***
Les artistes modernes sont des gnostiques et ils pratiquent des choses que les prêtres croyaient perdues depuis longtemps ; peut-être commettent-ils des péchés auxquels on ne croyaient plus ?
Hugo BALL, « 25 mars 1917 », La Fuite hors du temps
***
Le dadaïsme - un jeu de masques, un éclat de rire ? Et derrière cela une synthèse des théories romantiques, dandies et démoniaques du XIXe siècle.
Hugo BALL, « 23 mai 1917 », La Fuite hors du temps

PRÉ-DADA : ARTHUR RIMBAUD, Seconde lettre du voyant (1871)

Ernest DELAHAYE, Portrait d'Arthur Rimbaud, 1877


Charleville, 15 mai 1871
J'ai résolu de vous donner une heure de littérature nouvelle. Je commence de suite par un psaume d'actualité :

Chant de guerre parisien

Le Printemps est évident, car
Du coeur des Propriétés vertes,
Le vol de Thiers et de Picard
Tient ses splendeurs grandes ouvertes !

Ô Mai ! quels délirants culs-nus !
Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières,
Écoutez donc les bienvenus
Semer les choses printanières !

Ils ont schako, sabre et tam-tam,
Non la vieille boîte à bougies,
Et des yoles qui n'ont jam, jam...
Fendent le lac aux eaux rougies !

Plus que jamais nous bambochons
Quand arrivent sur nos tanières
Crouler les jaunes cabochons
Dans des aubes particulières !

Thiers et Picard sont des Éros,
Des enleveurs d'héliotropes ;
Au pétrole ils font des Corots :
Voici hannetonner leur tropes...

Ils sont familiers du Grand Truc !...
Et couché dans les glaïeuls, Favre
Fait sont cillement aqueduc,
Et ses reniflements à poivre !

La grand'ville a le pavé chaud
Malgré vos douches de pétrole,
Et décidément, il nous faut
Vous secouer dans votre rôle...

Et les Ruraux qui se prélassent
Dans de longs accroupissements,
Entendront des rameaux qui cassent
Parmi les rouges froissements !

A. RIMBAUD.

- Voici de la prose sur l'avenir de la poésie.
- Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque ; Vie harmonieuse. - De la Grèce au mouvement romantique, - moyen âge, - il y a des lettrés, des versificateurs. D'Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d'innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand.
- On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujoud'hui aussi ignoré que le premier auteur d'Origines. - Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans !
Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m'inspire plus de certitudes sur le sujet que n'aurait jamais eu de colères un jeune-France. Du reste, libre aux nouveaux ! d'exécrer les ancêtres : on est chez soi et l'on a le temps.
On n'a jamais bien jugé le romantisme ; qui l'aurait jugé ? Les critiques ! ! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l'oeuvre, c'est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ?
Car JE est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène.
Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs !
En Grèce, ai-je dit, vers et lyres rythment l'Action. Après, musique et rimes sont jeux, délassements. L'étude de ce passé charme les curieux : plusieurs s'éjouissent à renouveler ces antiquités : - c'est pour eux. L'intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement ; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau : on agissait par, on en écrivait des livres : telle allait la marche, I'homme ne se travaillant pas, n'étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n'a jamais existé !
La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l'inspecte, Il la tente, l'apprend. Dès qu'il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple : en tout cerveau s'accomplit un développement naturel ; tant d'égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d'autres qui s'attribuent leur progrès intellectuel ! - Mais il s'agit de faire l'âme monstrueuse : à l'instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s'implantant et se cultivant des verrues sur le visage.
Je dis qu'il faut être voyant, se faire VOYANT.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant ! - Car il arrive à l'inconnu ! Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d'autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé !
- la suite à six minutes
-Ici j'intercale un second psaume, hors du texte : veuillez tendre une oreille complaisante, et tout le monde sera charmé. - J'ai l'archet en main, je commence :
Mes petites amoureuses
Un hydrolat lacrymal lave
Les cieux vert-chou :
Sous l'arbre tendronnier qui bave,
Vos caoutchoucs
Blancs de lunes particulières
Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères,
Mes laiderons !
Nous nous aimions à cette époque,
Bleu laideron !
On mangeait des oeufs à la coque
Et du mouron !
Un soir, tu me sacras poète,
Blond laideron :
Descends ici, que je te fouette
En mon giron ;
J'ai dégueulé ta bandoline,
Noir laideron ;
Tu couperais ma mandoline
Au fil du front.
Pouah ! mes salives desséchées,
Roux laideron,
Infectent encor les tranchées
De ton sein rond !
Ô mes petites amoureuses,
Que je vous hais !
Plaquez de fouffes douloureuses
Vos tétons laids !
Piétinez mes vieilles terrines
De sentiment ;
- Hop donc ! soyez-moi ballerines
Pour un moment !...
Vos omoplates se déboîtent,
Ô mes amours !
Une étoile à vos reins qui boitent
Tournez vos tours !
Et c'est pourtant pour ces éclanches
Que j'ai rimé !
Je voudrais vous casser les hanches
D'avoir aimé !
Fade amas d'étoiles ratées,
Comblez les coins !
- Vous crèverez en Dieu, bâtées
D'ignobles soins !
Sous les lunes particulières
Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères,
Mes laiderons !
A.R.
Voilà. Et remarquez bien que, si je ne craignais de vous faire débourser plus de 60 c. de port, - moi pauvre effaré qui, depuis sept mois, n'ai pas tenu un seul rond de bronze ! - je vous livrerais encore mes Amants de Paris, cent hexamètres, Monsieur, et ma Mort de Paris, deux cents hexamètres ! - Je reprends :
Donc le poète est vraiment Voleur de feu.
Il est chargé de l'humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu'il rapporte de là-bas a forme, il donne forme si c'est informe, il donne de l'informe. Trouver une langue ;
- Du reste, toute parole étant idée, le temps d'un langage universel viendra ! Il faut être académicien, - plus mort qu'un fossile, - pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l'alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie !
- Cette langue sera de l'âme pour l'âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d'inconnu s"éveillant en son temps dans l'âme universelle : il donnerait plus - que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Enormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !
Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez ; - Toujours pleins du Nombre et de l'Harmonie ces poèmes seront fait pour rester. - Au fond, ce serait encore un peu la Poésie grecque. L'art éternel aurait ses fonctions ; comme les poètes sont des citoyens. La Poésie ne rythmera plus l'action : elle sera en avant.
Ces poètes seront ! Quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l'homme, jusqu'ici abominable, - lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l'inconnu ! Ses mondes d'idées différeront-ils des nôtres ? - Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons.
En attendant, demandons aux poètes du nouveau, - idées et formes. Tous les habiles croiraient bientôt avoir satisfait à cette demande : - ce n'est pas cela !
Les premiers romantiques ont été voyants sans trop bien s'en rendre compte : la culture de leurs âmes s'est commencée aux accidents : locomotives abandonnées, mais brûlantes, que prennent quelque temps les rails. - Lamartine est quelquefois voyant, mais étranglé par la forme vieille. - Hugo, trop cabochard, a bien du Vu dans les derniers volumes : Les Misérables sont un vrai poème. J'ai Les Châtiments sous main ; Stella donne à peu près la mesure de la vue de Hugo. Trop de Belmontet et de Lamennais, de Jehovahs et de colonnes, vieilles énormités crevées.
Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions, - que sa paresse d'ange a insultées ! O ! les contes et les proverbes fadasses ! O les Nuits ! O Rolla ! ô Namouna ! ô la Coupe ! tout est français, c'est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pas parisien ! Encore une œuvre de cet odieux génie qui a inspiré Rabelais, Voltaire, Jean La Fontaine, commenté par M. Taine ! Printanier, l'esprit de Musset ! Charmant, son amour ! En voilà, de la peinture à l'émail, de la poésie solide ! On savourera longtemps la poésie française, mais en France. Tout garçon épicier est en mesure de débobiner une apostrophe Rollaque ; tout séminariste en porte les cinq cents rimes dans le secret d'un carnet. A quinze ans, ces élans de passion mettent les jeunes en rut ; à seize ans, ils se contentent déjà de les réciter avec cœur ; à dix-huit ans, à dix-sept même, tout collégien qui a le moyen fait le Rolla, écrit un Rolla ! Quelques-uns en meurent peut-être encore. Musset n'a rien su faire. Il y avait des visions derrière la gaze des rideaux : il a fermé les yeux. Français, panadif, traîné de l'estaminet au pupitre du collège, le beau mort est mort, et, désormais, ne nous donnons même plus la peine de le réveiller par nos abominations !
Les seconds romantiques sont très voyants : Théophile Gauthier, Leconte de Lisle, Théodore de Banville. Mais inspecter l'invisible et entendre l'inouï étant autre chose que reprendre l'esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui est mesquine. Les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles.
Rompus aux formes vieilles : parmi les innocents, A. Renaud, - a fait son Rolla, - L. Grandet, - a fait son Rolla ; - les gaulois et les Musset, G. Lafenestre, Coran, C. L. Popelin, Soulary, L. Salles. Les écoliers, Marc, Aicard, Theuriet ; les morts et les imbéciles, Autran, Barbier, L. Pichat, Lemoyne, les Deschamps, les Des Essarts ; les journalistes, L. Cladel, Robert Luzarches, X. de Ricard ; les fantaisistes, C. Mendès ; les bohèmes ; les femmes ; les talents, Léon Dierx et Sully-Prudhomme, Coppée; -la nouvelle école, dite parnassienne, a deux voyants, Albert Mérat et Paul Verlaine, un vrai poète.
- Voilà.
- Ainsi je travaille à me rendre voyant.
- Et finissons par un chant pieux.
Accroupissements
Bien tard, quand il se sent l'estomac écoeuré,
Le frère Milotus, un oeil à la lucarne
D'où le soleil, clair comme un chaudron récuré,
Lui darde une migraine et fait son regard darne,
Déplace dans les draps son ventre de curé.
Il se démène sous sa couverture grise
Et descend, ses genoux à son ventre tremblant,
Effaré comme un vieux qui mangerait sa prise ;
Car il lui faut, le poing à l'anse d'un pot blanc,
À ses reins largement retrousser sa chemise !
Or, il s'est accroupi, frileux, les doigts de pied
Repliés, grelottant au clair soleil qui plaque
Des jaunes de brioche aux vitres de papier ;
Et le nez du bonhomme où s'allume la laque
Renifle aux rayons, tel qu'un charnel polypier
........................................................
Le bonhomme mijote au feu, bras tordus, lippe
Au ventre : il sent glisser ses cuisses dans le feu,
Et ses chausses roussir, et s'éteindre sa pipe ;
Quelque chose comme un oiseau remue un peu
À son ventre serein comme un monceau de tripe !
Autour, dort un fouillis de meuble abrutis
Dans des haillons de crasse et sur de sales ventres ;
Des escabeaux, crapauds étranges, sont blottis
Aux coins noirs : des buffets ont des gueules de chantres
Qu'entr'ouvre un sommeil plein d'horribles appétits.
L'écoeurante chaleur gorge la chambre étroite ;
Le cerveau du bonhomme est bourré de chiffons.
Il écoute les poils pousser dans sa peau moite,
Et, parfois, en hoquets fort gravement bouffons
S'échappe, secouant son escabeau qui boite
..............................................................
Et le soir, aux rayons de lune, qui lui font
Aux contours du cul des bavures de lumière,
Une ombre avec détails s'accroupit, sur un fond
De neige rose ainsi qu'une rose trémière...
Fantasque, un nez poursuit Vénus au ciel profond.
Arthur Rimbaud
Vous seriez exécrable de ne pas répondre : vite car dans huit jours je serai à Paris, peut-être.
Au revoir.
A. Rimbaud.
Arthur RIMBAUD, Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871
(Publiée pour la première fois dans la Nouvelle Revue Française du 1er octobre 1912. Dans sa présentation, Paterne Berrichon note que « la lettre du 15 mai 1871 - Charleville - précède d'un jour ou deux la troisième fugue de Rimbaud vers Paris. Il avait seize ans et était à ce moment là, savons-nous, très préoccupé de communisme et de matérialisme, et sous l'influence des oeuvres de Baudelaire. »)

PRÉ-DADA : ALFRED JARRY, UBU

Alfred JARRY, Véritable portrait de Monsieur Ubu, 1896




Quant à l'action, qui va commencer, elle se passe en Pologne, c'est-à-dire Nulle Part.
(...)

Nulle part est partout, et le pays où l'on se trouve, d'abord. C'est pour cette raison qu'Ubu parle français.

(...)

Ubu parle souvent de trois choses, toujours parallèles dans son esprit : la physique, qui est la nature comparée à l'art, le moins de compréhension opposé au plus de cérébralité, la réalité du consentement universel à l'hallucination de l'intelligent, Don Juan à Platon, la vie à la pensée, le scepticisme à la croyance, la médecine à l'alchimie, l'armée au duel ; - et parallèlement, la phynance, qui sont les honneurs en face de la satisfaction de soi pour soi seul, tels producteurs de littérature selon le préjugé du nombre universels, vis-à-vis de la compréhension des intelligents ; - et parallèlement, la Merdre.

Alfred JARRY, Autre présentation d'Ubu Roi, 1896

Vers le texte d'UBU ROI :


Affiche de la première d'Ubu Roi, 1896

Si j'avais été de quelque conseil au guichet de ce gargantuélique bouffre, j'eusse tâché d'éclairer sa mise en scène et d'en préciser la signification. Au premier acte, il aurait eu le masque, l'allure et le ton de l'incorruptible Maximilien ; au second, sa face se serait auréolée des lys de la royauté légitime, par la figure du Comte de Provence ou de Charles X ; sa grimace eût contenu pour le troisième acte les béatitudes du Père la Poire et de la dynastie de Juillet ; enfin le dénouement au bâtiment transport des exils, à l'heure des mots historiques, aurait montré le bonhomme en petit chapeau avec l'aigle sur l'épaule de la redingote grise...

Henry BAÜER, dans L'Écho de Paris du 12 décembre 1896


Alfred JARRY, Deux aspects de la marionnette originale d'Ubu Roi.
 Première, Théâtre de l'Œuvre, 10 December 1896 


Le Roi Ubu, le Père Ubu, qui jure à tous propos « par sa chandelle verte », réalise un bel ensemble des défauts hideux qui font les qualités de quelques beaux politiques, souverains ou grands financiers : le cynisme invraisemblable, l'absence de sens moral atteignant le grotesque, l'abandon puéril et grandiose à toutes les versalités de la vie, la prompte accommodation aux contrariétés les plus bousculantes, le bavardage puéril et sans fin, la grandiloquie imbécile...

Émile VERHAEREN, « Les Marionnettes », L'Art moderne, 19 juillet 1896



P. Boulage. Monsieuye Ubu. Terre cuite, 1970