mardi 27 décembre 2011

Henri BÉHAR, les Enfants perdus et l'Avant-garde

Le groupe surréaliste à Paris, vers 1930. De gauche à droite : Tristan Tzara, Paul Eluard, André Breton, Hans Arp, Salvador Dali, Yves Tanguy, Max Ernst, René Crevel, Man Ray


Le groupe surréaliste à Paris, vers 1930. De gauche à droite : Tristan Tzara, Man Ray, Salvador Dali, Hans Arp, Paul Eluard, Yves Tanguy, Max Ernst, André Breton, René Crevel


Henri Béhar. Les Enfants perdus . Essai sur l'avant-garde, Lausanne, Éditions L'Age d'Homme, Bibliothèque Mélusine, 2002.

C'est en se référant à la définition de Littré désignant les premiers assaillants exposés au combat et à un poème de Villon [1] adressé à ses compagnons de grande truanderie [2] que H. Béhar a choisi le terme d'enfants perdus [3] pour qualifier les francs-tireurs et les poètes aventureux de Dada et du surréalisme. Les seize chapitres de l'ouvrage, dont quinze reprennent des articles ou des communications référencés en bibliographie, sont regroupés en trois parties selon une cohérence thématique qui, ne respectant pas l'ordre de publication des articles, met en perspective une recherche menée de 1983 à 2000.
La première partie concerne les Avant-postes, de Tzara, fondateur du dadaïsme (1916), jusqu'à Prévert, surréaliste de la rue (6) [4] qui, ne publiant rien dans la période où il fréquentait les amis de Breton (à partir de 1927), participa néanmoins activement de leur état d'esprit et de leur mode de vie. On remarque que Tzara occupe une place de choix dans cette première partie, juste revanche d'un trop fréquent oubli… Qui se souvient en effet qu'il fut un phare de l'avant-garde roumaine (2), comme en témoignent de larges extraits de sa correspondance avec ses amis de Bucarest (1916-1937) ? On connaît mieux en général ses démêlés avec Breton, envisagés ici selon la dynamique du chassé-croisé (1) en trois temps emblématiques: le moment Dada, le moment surréaliste et l'après-guerre. Au fil des brouilles (1923), des réconciliations (1929) et d'une rupture décisive (1935), il apparaît que ces deux hommes partageaient la même conception d'un Absolu qui ne pouvait dissocier existence et écriture.
Déchirée par la guerre de 1914, cette génération a converti la haine des frontières en métaphore du décloisonnement entre les arts, et entre l'art et la vie. Pendant que le poète français Eluard, ami du peintre allemand Ernst (Au rendez-vous des amis, 3), fomentait une révolution du langage, l'alsacien Arp, au carrefour de trois langues, inventait une poésie tissée d'esprit d'enfance, de jeux de mots, coupes arbitraires, expansions, coquilles, lapsus, littéralité, babillage, lallation, latin d'alsace etc. Le ruban du Père Castel (5) - ancien clavecin oculaire dont l'harmonie reposait sur les combinaisons visuelles - illustre cette conception unitaire de l'art qu'Arp partageait avec l'ensemble des dadaïstes et surréalistes.
Tous ces artistes ont appris à écrire et à peindre dans les rêves. Et tandis que les motifs du monde à l'envers, de la roue universelle et de la confusion des règnes unissaient Arp et Ernst, Breton inventait la beauté convulsive [5] (4). Ce jeune voyant des choses voulait révéler au monde les pouvoirs de l'œil à l'état sauvage et le modèle intérieur mis à jour par la psychanalyse, les sommeils provoqués ou les errances de Nadja. Perpétuation d'une tradition ésotérique, l'art magique abolissait le "dualisme de la perception et de la représentation" (Breton), de la figuration et de l'abstraction.
Pourquoi certains de ces artistes furent-ils alors ces Égarés décrits dans la deuxième partie? Pourquoi Picasso, peintre au miroir d'encre (1), a-t-il été sous-estimé comme poète, alors que sa pratique instinctive de l'automatisme fut un modèle pour les surréalistes, qu'elle prît la forme du collage dada, de la coulée verbale à la manière des Champs magnétiques ou du "rêve expérimental" dans le style de Tzara? Les écrits poétiques de Picasso (1935-1959), lus avec l'attention flottante du psychanalyste, permettent d'en vérifier la nature surréaliste, inspirée par les figures archétypales de la mère (espagnole), du père (peintre), un rapport particulier au temps, à l'espace et aux mots, et une sensibilité politique à l'origine d'une poésie qui, pour citer encore Tzara, n'était pas "de circonstance" mais "[issue] de la circonstance".
Pourquoi Yvan Goll (2), grand poète cosmopolite et "passeur" d'idées, qui côtoya Dada à Zurich et se proclama surréaliste à Paris avant 1924, a-t-il été relégué au purgatoire de sa génération? L'auteur répond à cette question controversée par un constat d'incompatibilité entre son modernisme poétique, œcuménique et sentimental, et la rupture radicale instaurée par Dada. Pour avoir sous-estimé trois apports majeurs - la psychanalyse, l'automatisme, la "démoralisation" systématique - Goll manqua les vraies révolutions de son époque, en dépit d'une œuvre théâtrale dont H. Béhar analyse les traits authentiquement… surréalistes
A l'inverse, le malentendu entre Roussel et les surréalistes fut une heureuse méprise (3). Outre ses affinités particulières avec Desnos, Soupault ou Vitrac, Roussel pratiquait une forme d'automatisme de l'écriture reconnue par Breton lui-même, et s'adonnait à la magie des rêves, aux mythologies de l'enfance et au merveilleux des contes. Sévères vis à vis de son théâtre, les surréalistes en appréciaient l'aspect subversif. Tous admiraient sa langue, pour sa dimension mathématique, sa grammaire nouvelle ou son primitivisme d'avant Babel. Breton crut même y reconnaître un message occulte reproduisant de manière cryptique, le processus du Grand Œuvre.
Aux antipodes de l'énigme représentée par Roussel, le rationalisme de Caillois, adhérent éphémère du surréalisme (1932-1934), aurait pu lui valoir un ostracisme définitif. Sa "pensée automatique" et ses "idéogrammes lyriques" - le pessimisme, la femme fatale, la souveraine cruelle etc. - étaient en résonance avec la poésie de Breton, Tzara ou Eluard. Mais sa théorie des "surdéterminations", qui se méfiait de la confiance aveugle accordée à l'inconscient, sa conception des rêves, de l'imaginaire, de la versification, des rapports entre art et magie l'en séparaient. Caillois voulait déjouer ce qu'il considérait comme une triple imposture: l'écriture automatique, guettée par la dérive subjective, l'arbitraire de l'image et l'idée d'inspiration. En 1934 pourtant, Breton le qualifiait de "boussole mentale du surréalisme" (4). Sans doute pensait-il que les polémiques entretenues par ouvrages interposés, tout en permettant à Caillois de développer une poétique générale de la matière et une mythologie des représentations collectives, avaient enrichi à distance certains des thèmes essentiels du surréalisme: l'imaginaire, le poétique, les universaux de la connaissance.
La troisième partie des Enfants perdus s'attache à quelques Éléments de Stratégie surréalistes, et tout d'abord aux titres (1). L'étude lexicale, grammaticale et poético-sémiotique de 280 titres d'œuvres de la première génération (1919-1965) a permis à l'auteur de les interpréter comme un seul et long poème, bribes échappées de l'œuvre, ouvertes à tous les possibles, mettant en évidence leur fonction de remotivation par le moyen des écarts (détournements, collages ou antiphrases) et leur rôle d'embrayeurs du texte qui, à l'inverse de leur usage habituel d'anticipation ou de publicité, sollicitaient une pratique active de l'imaginaire.
De l'étude du terme surréel (2), il ressort qu'Aragon a été le premier à l'employer (1924), superposant le couple réalité-surréalité au réseau réel-irréel-surréel. A la même date, on n'en trouvait aucune occurrence chez Breton, qui lui préférait la surréalité, son doublet exact. Mais, en conformité avec l'orientation hégélienne et unitaire du second Manifeste, la surréalité se trouva peu à peu "contenue dans la réalité même" (Breton). Pour Desnos, le surréel n'était qu'un méta-discours inadéquat au vrai surréalisme, à qui il suffisait d'élargir, d'approfondir le signifié du mot réel. Devenu obsolète avec l'engagement des écrivains dans une pratique de plus en plus ambitieuse (Breton, Tzara, Crevel), le surréel fut bel et bien absorbé par le surréalisme, qui ne connaissait que le réel, mais un réel illimité. Parallèlement à cette étude, H. Béhar a mené une enquête sur l'usage commun du terme surréel dans une douzaine de parutions de la période 1928/1987, révélant un emploi anachronique du mot, voisin de celui des fondateurs du surréalisme. Cet écart est-il dû, comme il le pense, à la nécessité rationnelle, ignorée du second Manifeste, de distinguer l'objet philosophique du Mouvement lui-même et de ses œuvres?
Deux chapitres sont consacrés au freudo-marxisme, vecteur stratégique essentiel, repérable en 1935 dans le vocabulaire freudiste et marxien de Tzara dans Grains et issues (3), œuvre constellée d'emprunts lexicaux à Freud, Jung et Rank. Dans la société post-capitaliste imaginée par Tzara, l'homme nouveau assumerait pleinement ses affects polymorphes (Freud) et reconnaîtrait le primat de la métaphore, substitut du transfert psychanalytique. La poésie réconcilierait les deux pôles de la pensée, "dirigée" et "non dirigée" (Jung). Dépassant le traumatisme de la naissance (Rank) qui sous-tendait l'angoisse humaine, l'individu renouerait avec le bonheur intra-utérin, dont le souvenir refoulé était à l'origine des mythes des primitifs. Tzara s'est efforcé dans un même mouvement d'articuler cette poétique du "délire systématisé" à trois axes essentiels du marxisme - loi de transformation qualitative, superstructure et négation de la négation selon Engels - selon des modalités complexes dont on ne donnera pas ici les détails.
Cette synthèse, sans doute la plus élaborée de toutes celles qui ont fleuri sur le terrain du freudo-marxisme des surréalistes (4), avait été annoncée en Allemagne dès 1929 par Reich, soucieux d'inscrire la psychanalyse dans une dimension historique et de l'arracher à l'idéalisme pan-subjectiviste. Il est impossible de résumer en quelques mots les polémiques qui en résultèrent chez les marxistes (Sapir) et les psychanalystes (Fromm), hostiles à des thèses qui empiétaient sur leurs dogmatismes respectifs. Dans les années 1930, les surréalistes s'emparèrent du débat, devenu enjeu essentiel de la lutte contre le fascisme. Mais des divergences se sont greffées sur leur désir initial de concilier Rimbaud, Marx et Freud. C'est ainsi qu'au moment où Breton s'éloignait du Parti communiste, Tzara et Crevel s'en rapprochaient et accusaient les surréalistes de considérer la poésie "comme une fin en soi" (Tzara). La rencontre, très prometteuse, entre les trois monismes matérialistes (surréalisme, marxisme, psychanalyse) avait été entravée par le principe de réalité que véhiculaient le fascisme français, le nazisme allemand et la perversion stalinienne.
Dans un même souci de fidélité aux exigences supérieures de l'esprit, les surréalistes ont adopté la stratégie de l'utopie (5), nommée ici tension utopique pour signifier son ancrage dans la réalité présente et pas seulement dans un âge d'or [6] . C'est dans cette perspective que l'auteur a exploré successivement les formes de la critique sociale chez Artaud, Tzara ou Breton et les figures de la géographie utopique des surréalistes, au gré de ses lieux imaginaires - contrées lointaines du Pacifique, îles fortunées de l'Amour fou, cité du mal de Grains et issues etc. - et de ses lieux réels comme les cafés parisiens, les grands boulevards ou la maison de Tzara, projection d'un rêve d'"architecture intra-utérine". Dans l'écriture automatique, la tension utopique est flagrante. Cette pratique collective d'une langue désaliénée, inscrite au cœur du triptyque Amour-Liberté-Poésie, a transformé un groupe d'écrivains en société initiatique, contre-institution et lieu même de l'Utopie.
Couronnant l'ensemble, le dernier chapitre est consacré au merveilleux (6), depuis les premières occurrences du terme qui, bien que paradoxalement peu nombreuses comme le prouve la banque de données FRANTEXT, laissent entendre que Breton, dès le premier Manifeste, l'identifiait à la beauté même. Dans Le Paysan de Paris, le merveilleux n'est pas confiné à la littérature, c'est un sentiment moderne de l'existence, c'est le réel même. Le cinéma a cet égard n'a pas toujours été à la hauteur de son potentiel, contrairement au domaine enchanté des enfants, des fous (Eluard), des primitifs (Péret), des Petits Romantiques et du "bric-à-brac des merveilles" répertorié dans l'"Essai sur la situation de la poésie" (Tzara). S'appuyant sur Gracq, Mabille ou Péret, H. Béhar nous invite à suivre le cheminement par lequel, présent déjà chez les symbolistes, objet inépuisable de glossaires et d'inventaires, le merveilleux est devenu progressivement synonyme d'exploration totale de l'univers.
Enfants perdus, oui peut-être… partiellement tenus en échec, malgré leurs efforts, par la schizophrénie destructrice du siècle, mais qui nous ont légué quelques clés irremplaçables pour déchiffrer le "cryptogramme" (Breton) du monde.

[1] "Belle leçon aux enfants perdus".
[2] Les expressions en italiques sont empruntées à l'auteur.
[3] Sont en caractères gras les expressions figurant dans les titres (livre, parties, chapitres).
[4] Figurent entre parenthèses les numéros des chapitres.
[5] Ce chapitre, dans lequel on trouve la liste des 23 Galeries et expositions animées par Breton de 1921 à 1965, est une méditation à partir de l'exposition "André Breton La Beauté convulsive", qui eut lieu du 25 avril au 26 août 1991 au Centre G. Pompidou.
[6] Voir le titre de l'article d'où est tiré ce chapitre: "De l'âge d'or à l'âge d'homme : l'utopie surréaliste".