mercredi 14 décembre 2011

Paul NEUHUYS, « Dada »

Pierre-Louis FLORIQUET. Portrait de Paul Neuhuys, dessin



Avec Dada nous atteignons le suprême aboutissement du sentiment poétique moderne. Dada, ainsi qu’il m’est arrivé de le dire plaisamment, consiste à coucher par écrit les choses qui ne tiennent pas debout. Dada instaure une puissante logique négative. Il invertit radicalement la direction de l’intelligence. Dada n’a rien de commun avec tout ce que vous en pensez car Dada ne se pense pas. Ne haussez pas les épaules. Le scandale dada par sa puissance de négation a une signification très étendue. Apparemment c’est un mouvement créé par des esprits universels. De nos jours Pic de la Mirandole serait peut-être Dada. Dada n’est point un phénomène. Il répond aux exigences philosophiques de l’heure. Il cherche à se dissimuler la réalité objective pour plonger dans les profondeurs ultra-réalistes de l’inconscient. Le mouvement dada, aussi négatif qu’il paraisse, n’en est pas moins issu d’investigations transcendantes de l’esprit humain.
Qu’il nous suffise de rappeler le mathématicien Henri Poincaré dont la fameuse théorie de la commodité jeta la perplexité dans le monde savant. Selon Henri Poincaré, ce qui apparaît le plus essentiellement vrai à l’esprit de l’homme ne serait que le plus éminemment commode.
Ainsi les mathématiques et en particulier la géométrie euclidienne ne peuvent avoir, au point de vue absolu, aucun sens.
Nos conceptions les plus rigoureusement exactes sont en réalité approximatives. Le plus court chemin d’un point à un autre n’est pas, à y regarder de près, la ligne droite. De même il est discutable que la terre soit un polyèdre en rotation autour du soleil. Sans doute c’est ce que nos sens ont imaginé de plus commode mais peut-être sommes-nous immobiles et est-ce la réalité objective qui se meut autour de nous. Nous avons évidemment une tendance à choisir le principe le plus conforme au fragile agencement de nos organes, et toutes nos pensées reposent nécessairement sur la conception absurde que nous avons de l’espace.
Dans un ordre d’idées analogue, la philosophie de Bergson s’attache à la critique de l’idée de temps. Le dadaïsme est un résultat de la philosophie intuitive.
Bergson nous représente l’intelligence comme étant étroitement adaptée à la matière et, par le fait, incapable de percevoir la durée et l’étendue en tant que qualité pure.
Seule l’intuition a des chances de résoudre ces antinomies en dédaignant l’intelligence au profit de l’instinct.
Puisque le cerveau ne peut se représenter le temps et l’espace que dans les limites de la matière, il importe de ne pas se rendre à l’évidence du monde sensible, mais de s’en remettre à ce que Bergson appelle les « données immédiates de la conscience ». C’est en obéissant à cette impulsion profonde que nous pouvons nous évader des grossiers concepts de la raison humaine. Au lieu de nous en tenir à la vision commune du monde, procédons à une exploration du monde inorganisé où tout est en perpétuelle création.
L’individu est, selon la philosophie de Bergson, « la combinaison variable du passé ».
Le principe d’identité doit faire place à « l’élan vital » qui reflète le changement incessant de l’univers et qui déborde toute canalisation.
Telle est, en bref, cette philosophie près de laquelle tant de systèmes antérieurs perdent, en grande partie, leur signification.
Dada ne serait donc pas autre chose que cet effort pour se libérer des concepts relatifs de la raison humaine. Il s’agit pour lui d’abolir les catégories. C’est pourquoi Dada ne veut rien tirer au clair. Il lui suffit d’entrevoir par instants de lointaines lueurs d’absolu dans les débris mouvants que laisse après soi l’élan de vie.

Paul NEUHUYS, « Dada », Ça ira, 1921