Marcel JANCO. Affiche pour le Chant nègre. Cabaret Voltaire, 1916, 73 X 55 ; Image reprise dans l'affiche de la Sturm-Austellung, II. Serie (oeuvres de Albert BLOCH, Fritz BAUMANN, Max ERNST, Lyonel FEININGER, Johannes ITTEN, KANDINSKY, Paul KLEE, Oscar KOKOSCHKA, Ottakar KUBIN, Georg MÜCHE, Maria UHDEN) à la Galerie DADA de Zurich, le 14 avril 1917
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Le village israélien d'Ein-Hod, sur le mont Carmel, à quelques kilomètres au sud d'Haïfa, était une ruine en 1953, quand Marcel Janco, venu de Roumanie à Tel-Aviv dès 1942, décida d'y fonder un village d'artistes. La beauté de ce lieu solaire, qui fait face à la Méditerranée, ses antiques racines grecques et romaines, le style arabe de ses petites maisons cubiques et sa population cosmopolite ont donné à Janco la possibilité de réaliser un rêve très ancien, celui d'un art dégagé du commerce, pensé et créé en communauté, avec la modestie des bons ouvriers et l'ouverture sur le monde d'une culture à vocation universelle. Cette entreprise a été un succès. Ein-Hod a fêté sa réussite par des nuits mémorables, dont a témoigné-Georges Boudaille (« Janco, maire de Ein-Hod », in Les Lettres françaises, nov. 1963).
Janco, né à Bucarest en 1895, avait été, dès 1910, lié aux jeunes poètes des revues Symbolul et Chemarea, fondée par Ion Vinéa (1895-1964) : ces publications représentaient l'avant-garde artistique de l'époque. Quand ilcommence, en 1915, ses études d'architecture à Zurich, sa chance est de rencontrer quelques-uns des pionniers de l'art contemporain, notamment Arp et Tzara. Il les retrouve dans un petit café-concert, baptisé Cabaret Voltaire, depuis que s'y réunissent, autour de Arp, de Tzara et de lui-même, Hugo Ball, Emmy Hennings, Hülsenbeck, Sophie Täuber et quelques autres. On expose des œuvres de Arp, Eggeling, Van Rees, Picasso, Segall, Kandinsky, Marinetti, Prampolini, de Pisis et Janco. Ce groupe, fort agité, prendra le nom de Dada lors d'une séance au café Odéon, l'après-midi du 6 février 1916.
Zurich était alors une de ces villes neutres où se retrouvaient marginaux, déserteurs, artistes de tous bords et de tous pays. On y menait la contestation verbale des sentimentalités nationalistes et des barbaries de la guerre. Ce dégoût allait même jusqu'à « cracher sur l'humanité », selon le mot de Tzara, dans la préface de La Première Aventure céleste de M. Antipyrine, illustrée de bois colorés par Janco (1916). Cette plaquette lance la fameuse collection Dada, dont un recueil de dix gravures sur bois de Janco sera préfacé par Tzara. La galerie Dada est fondée, et Janco, avec Arp, est au premier rang des artistes du mouvement : ils font alors des tableaux-objets, des découpages de papier ou de tissu, et leur style tend à une sorte de purisme. On sait quel sera l'avenir de Hans Arp. Janco, plus proche de la leçon cubiste, réalise alors ses premiers reliefs de plâtre peint, comme Blanc sur blanc (1917) et Architecture (1918).
C'est le sérieux cubiste de ses productions plastiques, où l'on ne trouve ni l'effervescence d'un Picabia, ni la liberté lyrique d'un Arp, qui va éloigner Janco de l'esprit Dada. Il fonde à Bâle, en 1918, le groupe Das neue Leben, avec Arp, Baumann, Giacometti, Lüthy, Sophie Täuber-Arp... : ce groupe, augmenté de Richter, donne naissance au mouvement des « artistes radicaux », dont les manifestes seront publiés en 1919. Les « reliefs » de Janco sont fort appréciés. Il arrive même que, dans une exposition à Zurich, on les intègre aux murs.
Janco part pour Paris en 1921. Sa rencontre avec les futurs surréalistes - on en est encore aux agitations de Littérature - va lui donner une conscience plus nette de sa différence. « Déjà, a-t-il écrit, un monde nous séparait... après la blague lyrique, et la perspective du rêve qui me semblait alors une hérésie criminelle, après quelques querelles dramatiques avec Tzara et des discussions inutiles avec les surréalistes en herbe, qui n'étaient intéressés que par la mauvaise plaisanterie et le scandale, j'ai décidé de chercher mon chemin propre et de partir en missionnaire de l'art nouveau dans mon pays natal » (cité dans le catalogue Janco, galerie Denise René, 1963). En fait, avant de s'installer en Roumanie, Janco, qui a la tentation d'abandonner complètement la peinture, participe à la reconstruction d'Arras, de Béthune et de Lille. En Roumanie, il se lie à Ion Vinéa, fondateur en 1922 de la revue Contimporanul, qui n'aura pas moins de cent deux numéros jusqu'au 1er juin 1932. Il collabore également à des petites revues agressives comme 75 HP d'Ilarie Voronca (un seul numéro en 1924), Punct (1924-1925) et Integral (1924-1925). De nombreuses expositions sont organisées par Contimporanul. On y trouve l'amie sculpteur de Janco, MiliTa Petrašcu, ainsi que C. Brancusi et V. Brauner. Malgré l'avenir de ce peintre et de la revue Unu, lancée par Saša Pana en 1928, dans la mouvance du surréalisme, l'avant-garde roumaine est plutôt constructiviste. Voronca reproche au surréalisme « sa féminité expressionniste » et s'écrie : « Non à la désagrégation maladive romantique surréaliste, oui à l'ordre-synthèse, à l'ordre-essence, à l'ordre constructiviste, classique, intégral » (cité par Virgil Iérunca, article « Roumanie », Dictionnaire général du Surréalisme et de ses environs, P.U.F., Paris, 1982). Cet idéal d'ordre semble répondre, bien qu'il lui manque un certain calme, à la sagesse des œuvres de Janco, qui adhère alors à des groupes comme Arta Noua et Criterion : son post-cubisme un peu académique n'évoluera guère jusqu'à sa mort.
En 1942, il quitte la Roumanie et se réfugie à Tel-Aviv, où il va enseigner l'art moderne, faire de grandes expositions et fonder, en 1948, année de la création de l'État d'Israël, le groupe Horizons nouveaux. Dès lors, la notoriété de Janco, soutenue par le rayonnement d'Israël, va se développer dans le monde : prix Dizengoff (1951), exposition de vingt tableaux à la Biennale de Venise (1952), expositions aux États-Unis (Boston, 1953, New York, 1954), création de la communauté d'Ein-Hod (1953), commissariat du pavillon israélien à la Biennale de São Paulo (1957) et grande rétrospective (cent cinquante œuvres) à Tel-Aviv (1959), avant des expositions à Tokyo, Milan, Paris (1963).
Cet itinéraire, qui bifurque, dès la fin de la Première Guerre mondiale, vers une sérénité qui place Janco hors des grands mouvements qui agiteront l'art entre les deux guerres, et limitera son action à défendre par la parole, l'enseignement et l'exemple une certaine idée de la modernité en art, explique sans doute pourquoi il est resté peu connu en France, où le tapage surréaliste est allé croissant jusqu'en 1939. Janco aurait pu se lier aux tenants de l'abstraction géométrique, à Cercle et Carré, par exemple, ou au Salon des Réalités nouvelles, fondé à Paris peu avant la Seconde Guerre mondiale. En fait, se retirant de la diaspora artistique, il a préféré, sinon la solitude complète, du moins une sorte de retraite méditative sur la colline d'Ein-Hod. Son influence sur les jeunes artistes israéliens n'est pas évidente : nulle, sur un figuratif comme Mordechaï Moreh, elle n'est guère plus nette sur un créateur comme Yaacov Agam, qui a participé au renouvellement de l'abstraction géométrique sur le plan international.
Pour comprendre le cheminement de Janco, il faudrait percer, sous les aspects extérieurement brillants de sa carrière d'artiste, le secret d'un travail plus profond, celui d'un homme qui faisait dire à Jean Arp, dans un poème publié en 1963 (catalogue de l'exposition chez Denise René) :
« Janco peint/pour la station climatique la plus colossale/c'est-à-dire pour la terre. »
René PASSERON. « Marcel JANCO ». Encyclopaedia Universalis