Félix VALLOTTON. Portrait du Comte de Lautréamont (1896) pour Le Livre des Masques (volume II, 1898) de Rémy de GOURMONT
Poésies I
1
Les gémissements poétiques de ce siècle ne sont que des sophismes.
2
Les premiers principes doivent être hors de discussion.
3
J’accepte Euripide et Sophocle ; mais je n’accepte pas Eschyle.
4
Ne faites pas preuve de manque des convenances les plus élémentaires et de mauvais goût envers le créateur.
5
Repoussez l’incrédulité : vous me ferez plaisir.
6
Il n’existe pas deux genres de poésies ; il n’en est qu’une.
7
Il existe une convention peu tacite entre l’auteur et le lecteur, par laquelle le premier s’intitule malade, et accepte le second comme garde-malade. C’est le poète qui console l’humanité ! Les rôles sont intervertis arbitrairement.
8
Je ne veux pas être flétri de la qualification de poseur.
9
Je ne laisserai pas des Mémoires.
10
La poésie n’est pas la tempête, pas plus que le cyclone. C’est un fleuve majestueux et fertile.
11
Ce n’est qu’en admettant la nuit physiquement, qu’on est parvenu à la faire passer moralement. O Nuits d’Young ! vous m’avez causé beaucoup de migraines !
12
On ne rêve que lorsque l’on dort. Ce sont des mots comme celui de rêve, néant de la vie, passage terrestre, la préposition peut-être, le trépied désordonné, qui ont infiltré dans vos âmes cette poésie moite des langueurs, pareille à de la pourriture. Passer des mots aux idées, il n’y a qu’un pas.
13
Les perturbations, les anxiétés, les dépravations, la mort, les exceptions dans l’ordre physique ou moral, l’esprit de négation, les abrutissements, les hallucinations servies par la volonté, les tourments, la destruction, les renversements, les larmes, les insatiabilités, les asservissements, les imaginations creusantes, les romans, ce qui est inattendu, ce qu’il ne faut pas faire, les singularités chimiques de vautour mystérieux qui guette la charogne de quelque illusion morte, les expériences précoces et avortées, les obscurités à carapace de punaise, la monomanie terrible de l’orgueil, l’inoculation des stupeurs profondes, les oraisons funèbres, les envies, les trahisons, les tyrannies, les impiétés, les irritations, les acrimonies, les incartades agressives, la démence, le splëen, les épouvantements raisonnés, les inquiétudes étranges, que le lecteur préférerait ne pas éprouver, les grimaces, les névroses, les filières sanglantes par lesquelles on fait passer la logique aux abois, les exagérations, l’absence de sincérité, les scies, les platitudes, le sombre, le lugubre, les enfantements pires que les meurtres, les passions, le clan des romanciers de cours d’assises, les tragédies, les odes, les mélodrames, les extrêmes présentés à perpétuité, la raison impunément sifflée, les odeurs de poule mouillée, les affadissements, les grenouilles, les poulpes, les requins, le simoun des déserts, ce qui est somnambule, louche, nocturne, somnifère, noctambule, visqueux, phoque parlant, équivoque, poitrinaire, spasmodique, aphrodisiaque, anémique, borgne, hermaphrodite, bâtard, albinos, pédéraste, phénomène d’aquarium et femme à barbe, les heures soûles du découragement taciturne, les fantaisies, les âcretés, les monstres, les syllogismes démoralisateurs, les ordures, ce qui ne réfléchit pas comme l’enfant, la désolation, ce mancenillier intellectuel, les chancres parfumés, les cuisses aux camélias, la culpabilité d’un écrivain qui roule sur la pente du néant et se méprise lui-même avec des cris joyeux, les remords, les hypocrisies, les perspectives vagues qui vous broient dans leurs engrenages imperceptibles, les crachats sérieux sur les axiômes sacrés, la vermine et ses chatouillements insinuants, les préfaces insensées, comme celles de Cromwell, de Mlle de Maupin et de Dumas fils, les caducités, les impuissances, les blasphêmes, les asphyxies, les étouffements, les rages,-devant ces charniers immondes, que je rougis de nommer, il est temps de réagir enfin contre ce qui nous choque et nous courbe si souverainement.
14
Votre esprit est entraîné perpétuellement hors de ses gonds, et surpris dans le piége de ténèbres construit avec un art grossier par l’égoïsme et l’amour-propre.
15
Le goût est la qualité fondamentale qui résume toutes les autres qualités. C’est le nec plus ultrà de l’intelligence. Ce n’est que par lui seul que le génie est la santé suprême et l’équilibre de toutes les facultés. Villemain est trente-quatre fois plus intelligent qu’Eugène Sue et Frédéric Soulié. Sa préface du Dictionnaire de l’Académie verra la mort des romans de Walter Scott, de Fenimore Cooper, de tous les romans possibles et imaginables. Le roman est un genre faux, parce qu’il décrit les passions pour elles-mêmes : la conclusion morale est absente. Décrire les passions n’est rien ; il suffit de naître un peu chacal, un peu vautour, un peu panthère. Nous n’y tenons pas. Les décrire, pour les soumettre à une haute moralité, comme Corneille, est autre chose. Celui qui s’abstiendra de faire la première chose, tout en restant capable d’admirer et de comprendre ceux à qui il est donné de faire la deuxième, surpasse, de toute la supériorité des vertus sur les vices, celui qui fait la première.
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Par cela seul qu’un professeur de seconde se dit : "Quand on me donnerait tous les trésors de l’univers, je ne voudrais pas avoir fait des romans pareils à ceux de Balzac et d’Alexandre Dumas," par cela seul, il est plus intelligent qu’Alexandre Dumas et Balzac. Par cela seul qu’un élève de troisième s’est pénétré qu’il ne faut pas chanter les difformités physiques et intellectuelles, par cela seul, il est plus fort, plus capable, plus intelligent que Victor Hugo, s’il n’avait fait que des romans, des drames et des lettres.
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Alexandre Dumas fils ne fera jamais, au grand jamais, un discours de distribution des prix pour un lycée. Il ne connaît pas ce que c’est que la morale. Elle ne transige pas. S’il le faisait, il devrait auparavant biffer d’un trait de plume tout ce qu’il a écrit jusqu’ici, en commençant par ses Préfaces absurdes. Réunissez un jury d’hommes compétents : je soutiens qu’un bon élève de seconde est plus fort que lui dans n’importe quoi, même dans la sale question des courtisanes.
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Les chefs-d'œuvre de la langue française sont les discours de distribution pour les lycées, et les discours académiques. En effet, l’instruction de la jeunesse est peut-être la plus belle expression pratique du devoir, et une bonne appréciation des ouvrages de Voltaire (creusez le mot appréciation) est préférable à ces ouvrages eux-mêmes.- Naturellement !
19
Les meilleurs auteurs de romans et de drames dénatureraient à la longue la fameuse idée du bien, si les corps enseignants, conservatoires du juste, ne retenaient les générations jeunes et vieilles dans la voie de l’honnêteté et du travail.
20
En son nom personnel, malgré elle, il le faut, je viens renier, avec une volonté indomptable, et une ténacité de fer, le passé hideux de l’humanité pleurarde. Oui : je veux proclamer le beau sur une lyre d’or, défalcation faite des tristesses goîtreuses et des fiertés stupides qui décomposent, à sa source, la poésie marécageuse de ce siècle. C’est avec les pieds que je foulerai les stances aigres du scepticisme, qui n’ont pas leur motif d’être. Le jugement, une fois entré dans l’efflorescence de son énergie, impérieux et résolu, sans balancer une seconde dans les incertitudes dérisoires d’une pitié mal placée, comme un procureur général, fatidiquement, les condamne. Il faut veiller sans relâche sur les insomnies purulentes et les cauchemars atrabilaires. Je méprise et j’exècre l’orgueil, et les voluptés infâmes d’une ironie, faite éteignoir, qui déplace la justesse de la pensée.
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Quelques caractères, excessivement intelligents, il n’y a pas lieu que vous l’infirmiez par des palinodies d’un goût douteux, se sont jetés, à tête perdue, dans les bras du mal. C’est l’absinthe, savoureuse, je ne le crois pas, mais, nuisible, qui tua moralement l’auteur de Rolla. Malheur à ceux qui sont gourmands ! A peine est-il entré dans l’âge mûr, l’aristocrate anglais, que sa harpe se brise sous les murs de Missolonghi, après n’avoir cueilli sur son passage que les fleurs qui couvent l’opium des mornes anéantissements.
22
Quoique plus grand que les génies ordinaires, s’il s’était trouvé de son temps un autre poète, doué, comme lui, à doses semblables, d’une intelligence exceptionnelle, et capable de se présenter comme son rival, il aurait avoué, le premier, l’inutilité de ses efforts pour produire des malédictions disparates ; et que, le bien exclusif est, seul, déclaré digne, de par la voix de tous les mondes, de s’approprier notre estime. Le fait fut qu’il n’y eut personne pour le combattre avec avantage. Voilà ce qu’aucun n’a dit. Chose étrange ! même en feuilletant les recueils et les livres de son époque, aucun critique n’a songé à mettre en relief le rigoureux syllogisme qui précède. Et ce n’est que celui qui lesurpassera qui peut l’avoir inventé. Tant on était rempli de stupeur et d’inquiétude, plutôt que d’admiration réfléchie, devant des ouvrages écrits d’une main perfide, mais qui révélaient, cependant, les manifestations imposantes d’une âme qui n’appartient pas au vulgaire des hommes, et qui se trouvait à son aise dans les conséquences dernières d’un des deux moins obscurs problèmes qui intéressent les cœurs non-solitaires : le bien, le mal. Il n’est pas donné à quiconque d’aborder les extrêmes, soit dans un sens, soit dans un autre. C’est ce qui explique pourquoi, tout en louant, sans arrière-pensée, l’intelligence merveilleuse dont il dénote à chaque instant la preuve, lui, un des quatre ou cinq phares de l’humanité, l’on fait, en silence, ses nombreuses réserves sur les applications et l’emploi injustifiables qu’il en a faits sciemment. Il n’aurait pas dû parcourir les domaines sataniques.
23
La révolte féroce des Troppmann, des Napoléon Ier, des Papavoine, des Byron, des Victor Noir et des Charlotte Corday sera contenue à distance de mon regard sévère. Ces grands criminels, à des titres si divers, je les écarte d’un geste. Qui croit-on tromper ici, je le demande avec une lenteur qui s’interpose ? O dadas de bagne ! Bulles de savon ! Pantins en baudruche ! Ficelles usées ! Qu’ils s’approchent, les Konrad, les Manfred, les Lara, les marins qui ressemblent au Corsaire, les Méphistophélès, les Werther, les Don Juan, les Faust, les Iago, les Rodin, les Caligula, les Caïn, les Iridion, les mégères à l’instar de Colomba, les Ahrimane, les manitous manichéens, barbouillés de cervelle, qui cuvent le sang de leurs victimes dans les pagodes sacrées de l’Hindoustan, le serpent, le crapaud et le crocodile, divinités, considérées comme anormales, de l’antique Égypte, les sorciers et les puissances démoniaques du moyen âge, les Prométhée, les Titans de la mythologie foudroyés par Jupiter, les Dieux Méchants vomis par l’imagination primitive des peuples barbares, - toute la série bruyante des diables en carton. Avec la certitude de les vaincre, je saisis la cravache de l’indignation et de la concentration qui soupèse, et j’attends ces monstres de pied ferme, comme leur dompteur prévu.
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Il y a des écrivains ravalés, dangereux loustics, farceurs au quarteron, sombres mystificateurs, véritables aliénés, qui mériteraient de peupler Bicêtre. Leurs têtes crétinisantes, d’où une tuile a été enlevée, créent des fantômes gigantesques, qui descendent au lieu de monter. Exercice scabreux ; gymnastique spécieuse. Passez donc, grotesque muscade. S’il vous plaît, retirez-vous de ma présence, fabricateurs, à la douzaine, de rébus défendus, dans lesquels je n’apercevais pas auparavant, du premier coup, comme aujourd'hui, le joint de la solution frivole. Cas pathologique d’un égoïsme formidable. Automates fantastiques : indiquez-vous du doigt, l’un à l’autre, mes enfants, l’épithète qui les remet à leur place.
25
S’ils existaient, sous la réalité plastique, quelque part, ils seraient, malgré leur intelligence avérée, mais fourbe, l’opprobre, le fiel, des planètes qu’ils habiteraient la honte. Figurez-vous-les, un instant, réunis en société avec des substances qui seraient leurs semblables. C’est une succession non interrompue de combats, dont ne rêveront pas les boule-dogues, interdits en France, les requins et les macrocéphales-cachalots. Ce sont des torrents de sang, dans ces régions chaotiques pleines d’hydres et de minotaures, et d’où la colombe, effarée sans retour, s’enfuit à tire-d’aile. C’est un entassement de bêtes apocalyptiques, qui n’ignorent pas ce qu’elles font. Ce sont des chocs de passions, d’irréconciliabilités et d’ambitions, à travers les hurlements d’un orgueil qui ne se laisse pas lire, se contient, et dont personne ne peut, même approximativement, sonder les écueils et les bas-fonds.
26
Mais, ils ne m’en imposeront plus. Souffrir est une faiblesse, lorsqu’on peut s’en empêcher et faire quelque chose de mieux. Exhaler les souffrances d’une splendeur non équilibrée, c’est prouver, ô moribonds des maremmes perverses ! moins de résistance et de courage, encore. Avec ma voix et ma solennité des grands jours, je te rappelle dans mes foyers déserts, glorieux espoir. Viens t'asseoir à mes côtés, enveloppé du manteau des illusions, sur le trépied raisonnable des apaisements. Comme un meuble de rebut, je t'ai chassé de ma demeure, avec un fouet aux cordes de scorpions. Si tu souhaites que je sois persuadé que tu as oublié, en revenant chez moi, les chagrins que, sous l'indice des repentirs, je t'ai causés autrefois, crebleu, ramène alors avec toi, cortége sublime, - soutenez-moi, je m'évanouis ! - les vertus offensées, et leurs impérissables redressements.
27
Je constate, avec amertume, qu'il ne reste plus que quelques gouttes de sang dans les artères de nos époques phthisiques. Depuis les pleurnicheries odieuses et spéciales, brevetées sans garantie d'un point de repère, des Jean-Jacques Rousseau, des Châteaubriand et des nourrices en pantalon aux poupons Obermann, à travers les autres poètes qui se sont vautrés dans le limon impur, jusqu'au songe de Jean-Paul, le suicide de Dolorès de Veintemilla, le Corbeau d'Allan, la Comédie Infernale du Polonais, les yeux sanguinaires de Zorilla, et l'immortel cancer, Une Charogne, que peignit autrefois, avec amour, l'amant morbide de la Vénus hottentote, les douleurs invraisemblables que ce siècle s'est créées à lui-même, dans leur voulu monotone et dégoûtant, l'ont rendu poitrinaire. Larves absorbantes dans leurs engourdissements insupportables !
28
Allez, la musique.
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Oui, bonnes gens, c'est moi qui vous ordonne de brûler, sur une pelle, rougie au feu, avec un peu de sucre jaune, le canard du doute, aux lèvres de vermouth, qui, répandant, dans une lutte mélancolique entre le bien et le mal, des larmes qui ne viennent pas du cœur, sans machine pneumatique, fait, partout, le vide universel. C'est ce que vous avez de mieux à faire.
30
Le désespoir, se nourrissant avec un parti pris, de ses fantasmagories, conduit imperturbablement le littérateur à l'abrogation en masse des lois divines et sociales, et à la méchanceté théorique et pratique. En un mot, fait prédominer le derrière humain dans les raisonnements. Allez, et passez-moi le mot ! L'on devient méchant, je le répète, et les yeux prennent la teinte des condamnés à mort. Je ne retirerai pas ce que j'avance. Je veux que ma poésie puisse être lue par une jeune fille de quatorze ans.
31
La vraie douleur est incompatible avec l'espoir. Pour si grande que soit cette douleur, l'espoir, de cent coudées, s'élève plus haut encore. Donc, laissez-moi tranquille avec les chercheurs. A bas, les pattes, à bas, chiennes cocasses, faiseurs d'embarras, poseurs ! Ce qui souffre, ce qui dissèque les mystères qui nous entourent, n'espère pas. La poésie qui discute les vérités nécessaires est moins belle que celle qui ne les discute pas. Indécisions à outrance, talent mal employé, perte de temps : rien ne sera plus facile à vérifier.
32
Chanter Adamastor, Jocelyn, Rocambole, c'est puéril. Ce n'est même que parce que l'auteur espère que le lecteur sous-entend qu'il pardonnera à ses héros fripons, qu'il se trahit lui-même et s'appuie sur le bien pour faire passer la description du mal. C'est au nom de ces mêmes vertus que Frank a méconnues, que nous voulons bien le supporter, ô saltimbanques des malaises incurables.
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Ne faites pas comme ces explorateurs sans pudeur, magnifiques, à leurs yeux, de mélancolie, qui trouvent des choses inconnues dans leur esprit et dans leur corps !
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La mélancolie et la tristesse sont déjà le commencement du doute ; le doute est le commencement du désespoir ; le désespoir est le commencement cruel des différents degrés de la méchanceté. Pour vous en convaincre, lisez la Confession d'un enfant du siècle. La pente est fatale, une fois qu'on s'y engage. Il est certain qu'on arrive à la méchanceté. Méfiez-vous de la pente. Extirpez le mal par la racine. Ne flattez pas le culte d'adjectifs tels que indescriptible, inénarrable, rutilant, incomparable, colossal, qui mentent sans vergogne aux substantifs qu'ils défigurent : ils sont poursuivis par la lubricité.
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Les intelligences de deuxième ordre, comme Alfred de Musset, peuvent pousser rétivement une ou deux de leurs facultés beaucoup plus loin que les facultés correspondantes des intelligences de premier ordre, Lamartine, Hugo. Nous sommes en présence du déraillement d'une locomotive surmenée. C'est un cauchemar qui tient la plume. Apprenez que l'âme se compose d'une vingtaine de facultés. Parlez-moi de ces mendiants qui ont un chapeau grandiose, avec des haillons sordides !
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Voici un moyen de constater l'infériorité de Musset sous les deux poètes. Lisez, devant une jeune fille, Rolla ou les Nuits, les Fous de Cobb, sinon les portraits de Gwynplaine et de Dea, ou le Récit de Théramène d'Euripide, traduit en vers français par Racine le père. Elle tressaille, fronce les sourcils, lève et abaisse les mains, sans but déterminé, comme un homme qui se noie ; les yeux jetteront des lueurs verdâtres. Lisez-lui la Prière pour tous, de Victor Hugo. Les effets sont diamétralement opposés. Le genre d'électricité n'est plus le même. Elle rit aux éclats, elle en demande davantage.
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De Hugo, il ne restera que les poésies sur les enfants, où se trouve beaucoup de mauvais.
38
Paul et Virginie choque nos aspirations les plus profondes au bonheur. Autrefois, cet épisode qui broie du noir de la première à la dernière page, surtout le naufrage final, me faisait grincer des dents. Je me roulais sur le tapis et donnais des coups de pied à mon cheval en bois. La description de la douleur est un contre-sens. Il faut faire voir tout en beau. Si cette histoire était racontée dans une simple biographie, je ne l'attaquerais point. Elle change tout de suite de caractère. Le malheur devient auguste par la volonté impénétrable de Dieu qui le créa. Mais l'homme ne doit pas créer le malheur dans ses livres. C'est ne vouloir, à toutes forces, considérer qu'un seul côté des choses. O hurleurs maniaques que vous êtes !
39
Ne reniez pas l'immortalité de l'âme, la sagesse de Dieu, la grandeur de la vie, l'ordre qui se manifeste dans l'univers, la beauté corporelle, l'amour de la famille, le mariage, les institutions sociales. Laissez de côté les écrivassiers funestes : Sand, Balzac, Alexandre Dumas, Musset, Du Terrail, Féval, Flaubert, Baudelaire, Leconte et la Grève des Forgerons !
40
Ne transmettez à ceux qui vous lisent que l'expérience qui se dégage de la douleur, et qui n'est plus la douleur elle-même. Ne pleurez pas en public.
41
Il faut savoir arracher des beautés littéraires jusque dans le sein de la mort ; mais ces beautés n'appartiendront pas à la mort. La mort n'est ici que la cause occasionnelle. Ce n'est pas le moyen, c'est le but, qui n'est pas elle.
42
Les vérités immuables et nécessaires, qui font la gloire des nations, et que le doute s'efforce envain d'ébranler, ont commencé depuis les âges. Ce sont des choses auxquelles on ne devrait pas toucher. Ceux qui veulent faire de l'anarchie en littérature, sous prétexte de nouveau, tombent dans le contre-sens. On n'ose pas attaquer Dieu ; on attaquel'immortalité de l'âme. Mais, l'immortalité de l'âme, elle aussi, est vieille comme les assises du monde. Quelle autre croyance la remplacera, si elle doit être remplacée ? Ce ne sera pas toujours une négation.
43
Si l'on se rappelle la vérité d'où découlent toutes les autres, la bonté absolue de Dieu et son ignorance absolue du mal, les sophismes s'effondreront d'eux-mêmes. S'effondrera, dans un temps pareil, la littérature peu poétique qui s'est appuyée sur eux. Toute littérature qui discute les axiômes éternels est condamnée à ne vivre que d'elle-même. Elle est injuste. Elle se dévore le foie. Les novissima Verba font sourire superbement les gosses sans mouchoir de la quatrième. Nous n'avons pas le droit d'interroger le Créateur sur quoi que ce soit.
44
Si vous êtes malheureux, il ne faut pas le dire au lecteur. Gardez cela pour vous.
45
Si on corrigeait les sophismes dans le sens des vérités correspondantes à ces sophismes, ce n'est que la correction qui serait vraie ; tandis que la pièce ainsi remaniée, aurait le droit de ne plus s'intituler fausse. Le reste serait hors du vrai, avec trace de faux, par conséquent nul, et considéré, forcément, comme non avenu.
46
La poésie personnelle a fait son temps de jongleries relatives et de contorsions contingentes. Reprenons le fil indestructible de la poésie impersonnelle, brusquement interrompu depuis la naissance du philosophe manqué de Ferney, depuis l'avortement du grand Voltaire.
47
Il paraît beau, sublime, sous prétexte d'humilité ou d'orgueil, de discuter les causes finales, d'en fausser les conséquences stables et connues. Détrompez-vous, parce qu'il n'y a rien de plus bête ! Renouons la chaîne régulière avec les temps passés ; la poésie est la géométrie par excellence. Depuis Racine, la poésie n'a pas progressé d'un millimètre. Elle a reculé. Grâce à qui ? aux Grandes-Têtes-Molles de notre époque. Grâce aux femmelettes, Châteaubriand, le Mohican -Mélancolique ; Sénancourt, l'Homme-en-Jupon ; Jean-Jacques Rousseau, le Socialiste-Grincheur ; Anne Radcliffe, le Spectre-Toqué ; Edgar Poë, le Mameluck-des-Rêves-d'Alcool ; Mathurin, le Compère-des-Ténèbres ; George Sand, l'Hermaphrodite-Circoncis ; Théophile Gautier, l'Incomparable-Epicier ; Leconte, le Captif-du-Diable ; Gœthe, le Suicidé-pour-Pleurer ; Sainte-Beuve, le Suicidé-pour-Rire ; Lamartine, la Cigogne-Larmoyante ; Lermontoff, le Tigre-qui-Rugit ; Victor Hugo, le Funèbre-Échalas-Vert ; Misçkiéwicz, l'Imitateur-de-Satan ; Musset, le Gandin-Sans-Chemise-Intellectuelle ; et Byron, l'Hippopotame-des-Jungles-Infernales.
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Le doute a existé de tout temps en minorité. Dans ce siècle, il est en majorité. Nous respirons la violation du devoir par les pores. Cela ne s'est vu qu'une fois ; cela ne se reverra plus.
49
Les notions de la simple raison sont tellement obscurcies à l'heure qu'il est, que, la première chose que font les professeurs de quatrième, quand ils apprennent à faire des vers latins à leurs élèves, jeunes poètes dont la lèvre est humectée du lait maternel, c'est de leur dévoiler par la pratique le nom d'Alfred de Musset. Je vous demande un peu, beaucoup ! Les professeurs de troisième, donc, donnent, dans leurs classes à traduire, en vers grecs, deux sanglants épisodes. Le premier, c'est la repoussante comparaison du pélican. Le deuxième, sera l'épouvantable catastrophe arrivée à un laboureur. A quoi bon regarder le mal ? N'est-il pas en minorité ? Pourquoi pencher la tête d'un lycéen sur des questions qui, faute de n'avoir pas été comprises, ont fait perdre la leur à des hommes tels que Pascal et Byron ?
50
Un élève m'a raconté que son professeur de seconde avait donné à sa classe, jour par jour, ces deux charognes à traduire en vers hébreux. Ces plaies de la nature animale et humaine le rendirent malade pendant un mois, qu'il passa à l'infirmerie. Comme nous nous connaissions, il me fit demander par sa mère. Il me raconta, quoique avec naïveté, que ses nuits étaient troublées par des rêves de persistance. Il croyait voir une armée de pélicans qui s'abattaient sur sa poitrine, et la lui déchiraient. Ils s'envolaient ensuite vers une chaumière en flammes. Ils mangeaient la femme du laboureur et ses enfants. Le corps noirci de brûlures, le laboureur sortait de la maison, engageait avec les pélicans un combat atroce. Le tout se précipitait dans la chaumière, qui retombait en éboulements. De la masse soulevée des décombres - cela ne ratait jamais - il voyait sortir son professeur de seconde, tenant d'une main son cœur, de l'autre une feuille de papier où l'on déchiffrait, en traits de soufre, la comparaison du pélican et celle du laboureur, telles que Musset lui-même les a composées. Il ne fut pas facile, au premier abord, de pronostiquer son genre de maladie. Je lui recommandai de se taire soigneusement, et de n'en parler à personne, surtout à son professeur de seconde. Je conseillai à sa mère de le prendre quelques jours chez elle, en assurant que cela se passerait. En effet, j'avais soin d'arriver chaque jour pendant quelques heures, et cela se passa.
51
Il faut que la critique attaque la forme, jamais le fond de vos idées, de vos phrases. Arrangez-vous.
52
Les sentiments sont la forme de raisonnement la plus incomplète qui se puisse imaginer.
53
Toute l'eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle.
[Il y aurait, pour cette dernière maxime, deux hypothétiques hypotextes :
- "Toutes les eaux de ton abîme
En vain passeraient sur ce crime
Ô vaste mer, sans le laver."
(Victor Hugo, Les Châtiments.)
- "Not all the water in the rough rude seacan wash the balm from an anointed king"
- "Not all the water in the rough rude seacan wash the balm from an anointed king"
(Shakespeare, Richard II, Acte III, scène 2, 144-145. Cette hypothétique source a été suggérée par Etienne Lesourd. Elle paraît autant sinon plus crédible que la précédente.)
Il est intéressant de noter qu'apparemment seule la dernière maxime des Poésies I a un hypertexte. Comme si elle annonçait les Poésies II.]
Il est intéressant de noter qu'apparemment seule la dernière maxime des Poésies I a un hypertexte. Comme si elle annonçait les Poésies II.]
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Poésies II
Toutes les citations de Vauvenargues détournées par Ducasse sont extraites de Vauvenargues, Réflexions et Maximes.
Les citations de La Rochefoucauld détournées par Ducasse sont extraites de La Rochefoucauld, Maximes.
Toutes les citations détournées sont indiquées ici en italiques ; elles proviennent des textes de Ducasse (Les Chants de Maldoror ; Poésies I et II), de Vauvenargues, de La Rochefoufauld, de Dante (Enfer), de Shakespeare (Hamlet), de Pascal (Pensées), de Lamartine (Méditations poétiques et « Le Tombeau d'une mère »), de Baudelaire (« Le Crépuscule du matin », Les Fleurs du Mal), de Victor Hugo (« La Tristesse d'Olympio »), de la Sainte Bible, de La Bruyère (Les Caractères) et de proverbes populaires.
N°
1
Le génie garantit les facultés du coeur.
La raison ne connaît pas les intérêts du coeur.
Vauvenargues, 124.
2
L’homme n’est pas moins immortel que l’âme.
Ne reniez pas l'immortalité de l'âme.
Poésies I, Isidore Ducasse.
3
Les grandes pensées viennent de la raison !
Les grandes pensées viennent du cœur.
Vauvenargues, 127.
4
La fraternité n’est pas un mythe.
5
Les enfants qui naissent ne connaissent rien de la vie, pas même la grandeur.
6
Dans le malheur, les amis augmentent.
La prospérité fait peu d'amis.
Vauvenargues, 17.
7
Vous qui entrez, laissez tout désespoir.
Lasciate ogni speranza, voi ch'intrate [Vous qui entrez, laissez toute espérance].
Dante, Enfer, III, 9.
8
Bonté, ton nom est homme.
Frailty, thy name is woman [Faiblesse, ton nom est femme]. [Merci à Mike Gabrieli, Phoenix, Arizona, pour ses remarques et précisions intéressantes].
Shakespeare, Hamlet, I, 2.
9
C’est ici que demeure la sagesse des nations.
10
Chaque fois que j’ai lu Shakespeare, il m’a semblé que je déchiquète la cervelle d’un jaguar.
11
J'écrirai mes pensées avec ordre, par un dessein sans confusion. Si elles sont justes, la première venue sera la conséquence des autres. C'est le véritable ordre. Il marque mon objet par le désordre calligraphique. Je ferais trop de déshonneur à mon sujet, si je ne le traitais pas avec ordre. Je veux montrer qu'il en est capable.
J'écrirais ici mes pensées sans ordre, et non pas peut-être dans une confusion sans dessein ; c'est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon objet par le désordre même.
Je ferais trop d'honneur à mon sujet si je le traitais avec ordre, puisque je veux montrer qu'il en est incapable.
Pascal, Pensées, article quatrième, I.
12
Je n’accepte pas le mal. L’homme est parfait. L’âme ne tombe pas. Le progrès existe. Le bien est irréductible. Les antéchrists, les anges accusateurs, les peines éternelles, les religions sont le produit du doute.
13
Dante, Milton, décrivant hypothétiquement les landes infernales, ont prouvé que c’étaient des hyènes de première espèce. La preuve est excellente. Le résultat est mauvais. Leurs ouvrages ne s’achètent pas.
14
L'homme est un chêne. La nature n'en compte pas de plus robuste. Il ne faut pas que l'univers s'arme pour le défendre. Une goutte d'eau ne suffit pas à sa préservation. Même quand l'univers le défendrait, il ne serait pas plus déshonoré que ce qui ne le préserve pas. L'homme sait que son règne n'a pas de mort, que l'univers possède un commencement. L'univers ne sait rien : c'est, tout au plus, un roseau pensant.
L'homme n'est qu'un roseau le plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser ; une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt ; et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien.
Pascal, Pensées, article sixième, V.
15
Je me figure Elohim plutôt froid que sentimental.
16
L’amour d’une femme est incompatible avec l’amour de l’humanité. L’imperfection doit être rejetée. Rien n’est plus imparfait que l’égoïsme à deux. Pendant la vie, les défiances, les récriminations, les serments écrits dans la poudre pullulent. Ce n’est plus l’amant de Chimène ; c’est l’amant de Graziella. Ce n’est plus Pétrarque ; c’est Alfred de Musset. Pendant la mort, un quartier de roche auprès de la mer, un lac quelconque, la forêt de Fontainebleau, l’îled’Ischia, un cabinet de travail en compagnie d’un corbeau, une chambre ardente avec un crucifix, un cimetière où surgit, aux rayons d’une lune qui finit par agacer, l’objet aimé, des stances où un groupe de filles dont on ne sait pas le nom, viennent balader à tour de rôle, donner la mesure de l’auteur, font entendre des regrets. Dans les deux cas, la dignité ne se retrouve point.
17
L’erreur est la légende douloureuse.
18
Les hymnes à Elohim habituent la vanité à ne pas s’occuper des choses de la terre. Tel est l’écueil des hymnes. Ils déshabituent l’humanité à compter sur l’écrivain. Elle le délaisse. Elle l’appelle mystique, aigle, parjure à sa mission. Vous n’êtes pas la colombe cherchée.
19
Un pion pourrait se faire un bagage littéraire, en disant le contraire de ce qu’ont dit les poètes de ce siècle. Il remplacerait leurs affirmations par des négations. Réciproquement. S’il est ridicule d’attaquer les premiers principes, il est plus ridicule de les défendre contre ces mêmes attaques. Je ne les défendrai pas.
20
Le sommeil est une récompense pour les uns, un supplice pour les autres. Pour tous, il est une sanction.
21
Si la morale de Cléopâtre eût été moins courte, la face de la terre aurait changé. Son nez n'en serait pas devenu plus long.
Si le nez de Cléopatre eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé.
Pascal, Pensées, article sixième, XVIII.
22
Les actions cachées sont les plus estimables. Lorsque j'en vois tant dans l'histoire, elle me plaisent beaucoup. Elles n'ont pas été tout à fait cachées. Elles ont été sues. Ce peu, par où elles ont paru, en augmente le mérite. C'est le plus beau de n'avoir pas pu les cacher.
Les belles actions cachées sont les plus estimables. Quand j'en vois quelques-unes dans l'histoire, elles me plaisent fort. Mais enfin elles n'ont pas été tout à fait cachées, puisqu'elles ont été sues ; et quoiqu'on ait fait ce qu'on a pu pour les cacher, ce peu par où elles ont paru gâté tout ; car c'est là le plus beau, de les avoir voulu cacher.
Pascal, Pensées, article sixième, XIV.
23
Le charme de la mort n’existe que pour les courageux.
24
L'homme est si grand, que sa grandeur paraît surtout en ce qu'il ne veut pas se connaître misérable. Un arbre ne se connaît pas grand. C'est être grand que de se connaître grand. C'est être grand que de ne pas vouloir se connaître misérable. Sa grandeur réfute ces misères. Grandeur d'un roi.
L'homme est si grand que sa grandeur paraît même en ce qu'il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. Il est vrai que c'est être misérable que de se connaître misérable ; mais c'est aussi être grand que de connaître qu'on est misérable. Ainsi toutes ces misères prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d'un roi détrôné.
Pascal, Pensées, article sixième, VI.
25
Lorsque j'écris ma pensée, elle ne m'échappe pas. Cette action me fait souvenir de ma force que j'oublie à toute heure. Je m'instruis à proportion de ma pensée enchaînée. Je ne tends qu'à connaître la contradiction de mon esprit avec le néant.
En écrivant ma pensée, elle m'échappe quelquefois, mais cela me fait souvenir de ma faiblesse que j'oublie à toute heure ; ce qui m'instruit autant que ma pensée oubliée : car je ne tends qu'à connaître mon néant.
Pascal, Pensées, article sixième, I.
26
Le cœur de l’homme est un livre que j’ai appris à estimer.
27
Non imparfait, non déchu, l’homme n’est plus le grand mystère.
Imparfait ou déchu, l'homme est le plus grand mystère.
Lamartine, Méditations poétiques, "L'Homme", v. 75.
28
Je ne permets à personne, pas même à Elohim, de douter de ma sincérité.
29
Nous sommes libres de faire le bien.
Nous ne sommes pas libres de faire le mal.
Ducasse, Poésies II, maxime 31.
Voir 31.
30
Le jugement est infaillible.
31
Nous ne sommes pas libres de faire le mal.
Nous sommes libres de faire le bien.
Ducasse, Poésies II, maxime 29.
Voir 29.
32
L'homme est le vainqueur des chimères, la nouveauté de demain, la régularité dont gémit le chaos, le sujet de la conciliation. Il juge de toutes choses. Il n'est pas imbécile. Il n'est pas ver de terre. C'est le dépositaire du vrai, l'amas de certitude, la gloire, non le rebut de l'univers. S'il s'abaisse, je le vante. S'il se vante, je le vante davantage. Je le concilie. Il parvient à comprendre qu'il est la sœur de l'ange.
Quelle chimère est-ce donc que l'homme ? quelle nouveauté, quel chaos, quel sujet de contradiction ? Je juge de toutes choses, imbécile, ver de terre, dépositaire du vrai, amas d'incertitude, gloire et rebut de l'univers ; s'il se vante, je l'abaisse ; s'il s'abaisse, je le vante, et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre incompréhensible.
Pascal, Pensées, article sixième, III.
33
Il n’y a rien d’incompréhensible.
34
La pensée n’est pas moins claire que le cristal. Une religion, dont les mensonges s’appuient sur elle, peut la troubler quelques minutes, pour parler de ces effets qui durent longtemps. Pour parler de ces effets qui durent peu de temps, un assassinat de huit personnes aux portes d’une capitale, la troublera - c’est certain - jusqu’à la destruction du mal. La pensée ne tarde pas à reprendre sa limpidité.
35
La poésie doit avoir pour but la vérité pratique. Elle énonce les rapports qui existent entre les premiers principes et les vérités secondaires de la vie. Chaque chose reste à sa place. La mission de la poésie est difficile. Elle ne se mêle pas aux événements de la politique, à la manière dont on gouverne un peuple, ne fait pas allusion aux périodes historiques, aux coups d’État, aux régicides, aux intrigues des cours. Elle ne parle pas des luttes que l’homme engage, par exception, avec lui-même, avec ses passions. Elle découvre les lois qui font vivre la politique théorique, la paix universelle, les réfutations de Machiavel, les cornets dont se composent les ouvrages de Proudhon, la psychologie de l’humanité. Un poète doit être plus utile qu’aucun citoyen de sa tribu. Son œuvre est le code des diplomates, des législateurs, des instructeurs de la jeunesse. Nous sommes loin des Homère, des Virgile, des Klopstock, des Camoëns, des imaginations émancipées, des fabricateurs d’odes, des marchands d’épigrammes contre la divinité. Revenons à Confucius, au Boudha, à Socrate, à Jésus-Christ, moralistes qui couraient les villages en souffrant de faim ! Il faut compter désormais avec la raison, qui n’opère que sur les facultés qui président à la catégorie des phénomènes de la bonté pure.
36
Rien n’est plus naturel que de lire le Discours de la Méthode après avoir lu Bérénice. Rien n’est moins naturel que de lire le Traité de l'Induction de Biéchy, le Problème du Mal de Naville, après avoir lu les Feuilles d'Automne, les Contemplations. La transition se perd. L’esprit regimbe contre la ferraille, la mystagogie. Le cœur est ahuri devant ces pages qu’un fantoche griffonna. Cette violence l’éclaire. Il ferme le livre. Il verse une larme à la mémoire des auteurs sauvages. Les poètes contemporains ont abusé de leur intelligence. Les philosophes n’ont pas abusé de la leur. Le souvenir des premiers s’éteindra. Les derniers sont classiques.
37
Racine, Corneille, auraient été capables de composer les ouvrages de Descartes, de Malebranche, de Bacon. L’âme des premiers est une avec celle des derniers. Lamartine, Hugo, n’auraient pas été capables de composer le Traité de l'Intelligence. L’âme de son auteur n’est pas adéquate avec celle des premiers. La fatuité leur a fait perdre les qualités centrales. Lamartine, Hugo, quoique supérieurs à Taine, ne possèdent, comme lui, que des - il est pénible de faire cet aveu- facultés secondaires.
38
Les tragédies excitent la pitié, la terreur, par le devoir. C’est quelque chose. C’est mauvais. Ce n’est pas si mauvais que le lyrisme moderne. La Médée de Legouvé est préférable à la collection des ouvrages de Byron, de Capendu, de Zaccone, de Félix, de Gagne, de Gaboriau, de Lacordaire, de Sardou, de Gœthe, de Ravignan, de Charles Diguet. Quel écrivain d’entre vous, je prie, peut soulever- qu’est-ce ? Quels sont ces reniflements de la résistance ?- Le poids du Monologue d’Auguste ! Les vaudevilles barbares de Hugo ne proclament pas le devoir. Les mélodrames de Racine, de Corneille, les romans de la Calprenède le proclament. Lamartine n’est pas capable de composer la Phèdre de Pradon ; Hugo, le Venceslas de Rotrou ; Sainte-Beuve, les tragédies de Laharpe, de Marmontel. Musset est capable de faire des proverbes. La tragédie est une erreur involontaire, admet la lutte, est le premier pas du bien, ne paraîtra pas dans cet ouvrage. Elle conserve son prestige. Il n’en est pas de même du sophisme, - après - coup le gongorisme métaphysique des autoparodistes de mon temps héroïco-burlesque.
39
Le principe des cultes est l’orgueil. Il est ridicule d’adresser la parole à Elohim, comme ont fait les Job, les Jérémie, les David, les Salomon, les Turquéty. La prière est un acte faux. La meilleure manière de lui plaire est indirecte, plus conforme à notre force. Elle consiste à rendre notre race heureuse. Il n’y a pas deux manières de plaire à Elohim. L’idée du bien est une. Ce qui est le bien en moins l’étant en plus, je permets que l’on me cite l’exemple de la maternité. Pour plaire à sa mère, un fils ne lui criera pas qu’elle est sage, radieuse, qu’il se conduira de façon à mériter la plupart de ses éloges. Il fait autrement. Au lieu de le dire lui-même, il le fait penser par ses actes, se dépouille de cette tristesse qui gonfle les chiens de Terre-Neuve. Il ne faut pas confondre la bonté d’Elohim avec la trivialité. Chacun est vraisemblable. La familiarité engendre le mépris ; la vénération engendre le contraire. Le travail détruit l’abus des sentiments.
40
Nul raisonneur ne croit contre sa raison.
41
La foi est une vertu naturelle par laquelle nous acceptons les vérités qu’Elohim nous révèle par la conscience.
42
Je ne connais pas d’autre grâce que celle d’être né. Un esprit impartial la trouve complète.
43
Le bien est la victoire sur le mal, la négation du mal. Si l’on chante le bien, le mal est éliminé par cet acte congru. Je ne chante pas ce qu’il ne faut pas faire. Je chante ce qu’il faut faire. Le premier ne contient pas le second. Le second contient le premier.
44
La jeunesse écoute les conseils de l’âge mûr. Elle a une confiance illimitée en elle-même.
45
Je ne connais pas d’obstacle qui passe les forces de l’esprit humain, sauf la vérité.
46
La maxime n'a pas besoin d'elle pour se prouver. Un raisonnement demande un raisonnement. La maxime est une loi qui renferme un ensemble de raisonnements. Un raisonnement se complète à mesure qu’il s’approche de la maxime. Devenu maxime, sa perfection rejette les preuves de la métamorphose.
Une maxime qui a besoin de preuves n'est pas bien rendue.
Vauvenargues, 603.
47
Le doute est un hommage rendu à l’espoir. Ce n’est pas un hommage volontaire. L’espoir ne consentirait pas à n’être qu’un hommage.
48
Le mal s’insurge contre le bien. Il ne peut pas faire moins.
49
C'est une preuve d'amitié de ne pas s'apercevoir de l'augmentation de celle de nos amis.
C'est une preuve de peu d'amitié de ne s'apercevoir pas du refoidissement de celle de nos amis.
La Rochefoucauld, 590.
50
L’amour n’est pas le bonheur.
51
Si nous n'avions point de défauts, nous ne prendrions pas tant de plaisir à nous corriger, à louer dans les autres ce qui nousmanque.
Si nous n'avions point de défaut, nous ne prendrions pas tant de plaisir à en remarquer dans les autres.
La Rochefoucauld, 31.
52
Les hommes qui ont pris la résolution de détester leurs semblables ignorent qu’il faut commencer par se détester soi-même.
53
Les hommes qui ne se battent pas en duel croient que les hommes qui se battent au duel à mort sont courageux.
54
Comme les turpitudes du roman s’accroupissent aux étalages ! Pour un homme qui se perd, comme un autre pour une pièce de cent sous, il semble parfois qu’on tuerait un livre.
55
Lamartine a cru que la chute d'un ange deviendrait l’Elévation d’un Homme. Il a eu tort de le croire.
56
Pour faire servir le mal à la cause du bien, je dirai que l’intention du premier est mauvaise.
57
Une vérité banale renferme plus de génie que les ouvrages de Dickens, de Gustave Aymard, de Victor Hugo, de Landelle. Avec les derniers, un enfant, survivant à l’univers, ne pourrait pas reconstruire l’âme humaine. Avec la première, il le pourrait. Je suppose qu’il ne découvrît pas tôt ou tard la définition du sophisme.
58
Les mots qui expriment le mal sont destinés à prendre une signification d’utilité. Les idées s’améliorent. Le sens des mots y participe.
59
Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste.
60
Une maxime, pour être bien faite, ne demande pas à être corrigée. Elle demande à être développée.
61
Dès que l’aurore a paru, les jeunes filles vont cueillir des roses. Un courant d’innocence parcourt les vallons, les capitales, secourt l’intelligence des poètes les plus enthousiastes, laisse tomber des protections pour les berceaux, des couronnes pour la jeunesse, des croyances à l’immortalité pour les vieillards.
CIII
Le crépuscule du matin
Pascal, Pensées, article quatrième, I.
12
Je n’accepte pas le mal. L’homme est parfait. L’âme ne tombe pas. Le progrès existe. Le bien est irréductible. Les antéchrists, les anges accusateurs, les peines éternelles, les religions sont le produit du doute.
13
Dante, Milton, décrivant hypothétiquement les landes infernales, ont prouvé que c’étaient des hyènes de première espèce. La preuve est excellente. Le résultat est mauvais. Leurs ouvrages ne s’achètent pas.
14
L'homme est un chêne. La nature n'en compte pas de plus robuste. Il ne faut pas que l'univers s'arme pour le défendre. Une goutte d'eau ne suffit pas à sa préservation. Même quand l'univers le défendrait, il ne serait pas plus déshonoré que ce qui ne le préserve pas. L'homme sait que son règne n'a pas de mort, que l'univers possède un commencement. L'univers ne sait rien : c'est, tout au plus, un roseau pensant.
L'homme n'est qu'un roseau le plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser ; une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt ; et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien.
Pascal, Pensées, article sixième, V.
15
Je me figure Elohim plutôt froid que sentimental.
16
L’amour d’une femme est incompatible avec l’amour de l’humanité. L’imperfection doit être rejetée. Rien n’est plus imparfait que l’égoïsme à deux. Pendant la vie, les défiances, les récriminations, les serments écrits dans la poudre pullulent. Ce n’est plus l’amant de Chimène ; c’est l’amant de Graziella. Ce n’est plus Pétrarque ; c’est Alfred de Musset. Pendant la mort, un quartier de roche auprès de la mer, un lac quelconque, la forêt de Fontainebleau, l’îled’Ischia, un cabinet de travail en compagnie d’un corbeau, une chambre ardente avec un crucifix, un cimetière où surgit, aux rayons d’une lune qui finit par agacer, l’objet aimé, des stances où un groupe de filles dont on ne sait pas le nom, viennent balader à tour de rôle, donner la mesure de l’auteur, font entendre des regrets. Dans les deux cas, la dignité ne se retrouve point.
17
L’erreur est la légende douloureuse.
18
Les hymnes à Elohim habituent la vanité à ne pas s’occuper des choses de la terre. Tel est l’écueil des hymnes. Ils déshabituent l’humanité à compter sur l’écrivain. Elle le délaisse. Elle l’appelle mystique, aigle, parjure à sa mission. Vous n’êtes pas la colombe cherchée.
19
Un pion pourrait se faire un bagage littéraire, en disant le contraire de ce qu’ont dit les poètes de ce siècle. Il remplacerait leurs affirmations par des négations. Réciproquement. S’il est ridicule d’attaquer les premiers principes, il est plus ridicule de les défendre contre ces mêmes attaques. Je ne les défendrai pas.
20
Le sommeil est une récompense pour les uns, un supplice pour les autres. Pour tous, il est une sanction.
21
Si la morale de Cléopâtre eût été moins courte, la face de la terre aurait changé. Son nez n'en serait pas devenu plus long.
Si le nez de Cléopatre eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé.
Pascal, Pensées, article sixième, XVIII.
22
Les actions cachées sont les plus estimables. Lorsque j'en vois tant dans l'histoire, elle me plaisent beaucoup. Elles n'ont pas été tout à fait cachées. Elles ont été sues. Ce peu, par où elles ont paru, en augmente le mérite. C'est le plus beau de n'avoir pas pu les cacher.
Les belles actions cachées sont les plus estimables. Quand j'en vois quelques-unes dans l'histoire, elles me plaisent fort. Mais enfin elles n'ont pas été tout à fait cachées, puisqu'elles ont été sues ; et quoiqu'on ait fait ce qu'on a pu pour les cacher, ce peu par où elles ont paru gâté tout ; car c'est là le plus beau, de les avoir voulu cacher.
Pascal, Pensées, article sixième, XIV.
23
Le charme de la mort n’existe que pour les courageux.
24
L'homme est si grand, que sa grandeur paraît surtout en ce qu'il ne veut pas se connaître misérable. Un arbre ne se connaît pas grand. C'est être grand que de se connaître grand. C'est être grand que de ne pas vouloir se connaître misérable. Sa grandeur réfute ces misères. Grandeur d'un roi.
L'homme est si grand que sa grandeur paraît même en ce qu'il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. Il est vrai que c'est être misérable que de se connaître misérable ; mais c'est aussi être grand que de connaître qu'on est misérable. Ainsi toutes ces misères prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d'un roi détrôné.
Pascal, Pensées, article sixième, VI.
25
Lorsque j'écris ma pensée, elle ne m'échappe pas. Cette action me fait souvenir de ma force que j'oublie à toute heure. Je m'instruis à proportion de ma pensée enchaînée. Je ne tends qu'à connaître la contradiction de mon esprit avec le néant.
En écrivant ma pensée, elle m'échappe quelquefois, mais cela me fait souvenir de ma faiblesse que j'oublie à toute heure ; ce qui m'instruit autant que ma pensée oubliée : car je ne tends qu'à connaître mon néant.
Pascal, Pensées, article sixième, I.
26
Le cœur de l’homme est un livre que j’ai appris à estimer.
27
Non imparfait, non déchu, l’homme n’est plus le grand mystère.
Imparfait ou déchu, l'homme est le plus grand mystère.
Lamartine, Méditations poétiques, "L'Homme", v. 75.
28
Je ne permets à personne, pas même à Elohim, de douter de ma sincérité.
29
Nous sommes libres de faire le bien.
Nous ne sommes pas libres de faire le mal.
Ducasse, Poésies II, maxime 31.
Voir 31.
30
Le jugement est infaillible.
31
Nous ne sommes pas libres de faire le mal.
Nous sommes libres de faire le bien.
Ducasse, Poésies II, maxime 29.
Voir 29.
32
L'homme est le vainqueur des chimères, la nouveauté de demain, la régularité dont gémit le chaos, le sujet de la conciliation. Il juge de toutes choses. Il n'est pas imbécile. Il n'est pas ver de terre. C'est le dépositaire du vrai, l'amas de certitude, la gloire, non le rebut de l'univers. S'il s'abaisse, je le vante. S'il se vante, je le vante davantage. Je le concilie. Il parvient à comprendre qu'il est la sœur de l'ange.
Quelle chimère est-ce donc que l'homme ? quelle nouveauté, quel chaos, quel sujet de contradiction ? Je juge de toutes choses, imbécile, ver de terre, dépositaire du vrai, amas d'incertitude, gloire et rebut de l'univers ; s'il se vante, je l'abaisse ; s'il s'abaisse, je le vante, et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre incompréhensible.
Pascal, Pensées, article sixième, III.
33
Il n’y a rien d’incompréhensible.
34
La pensée n’est pas moins claire que le cristal. Une religion, dont les mensonges s’appuient sur elle, peut la troubler quelques minutes, pour parler de ces effets qui durent longtemps. Pour parler de ces effets qui durent peu de temps, un assassinat de huit personnes aux portes d’une capitale, la troublera - c’est certain - jusqu’à la destruction du mal. La pensée ne tarde pas à reprendre sa limpidité.
35
La poésie doit avoir pour but la vérité pratique. Elle énonce les rapports qui existent entre les premiers principes et les vérités secondaires de la vie. Chaque chose reste à sa place. La mission de la poésie est difficile. Elle ne se mêle pas aux événements de la politique, à la manière dont on gouverne un peuple, ne fait pas allusion aux périodes historiques, aux coups d’État, aux régicides, aux intrigues des cours. Elle ne parle pas des luttes que l’homme engage, par exception, avec lui-même, avec ses passions. Elle découvre les lois qui font vivre la politique théorique, la paix universelle, les réfutations de Machiavel, les cornets dont se composent les ouvrages de Proudhon, la psychologie de l’humanité. Un poète doit être plus utile qu’aucun citoyen de sa tribu. Son œuvre est le code des diplomates, des législateurs, des instructeurs de la jeunesse. Nous sommes loin des Homère, des Virgile, des Klopstock, des Camoëns, des imaginations émancipées, des fabricateurs d’odes, des marchands d’épigrammes contre la divinité. Revenons à Confucius, au Boudha, à Socrate, à Jésus-Christ, moralistes qui couraient les villages en souffrant de faim ! Il faut compter désormais avec la raison, qui n’opère que sur les facultés qui président à la catégorie des phénomènes de la bonté pure.
36
Rien n’est plus naturel que de lire le Discours de la Méthode après avoir lu Bérénice. Rien n’est moins naturel que de lire le Traité de l'Induction de Biéchy, le Problème du Mal de Naville, après avoir lu les Feuilles d'Automne, les Contemplations. La transition se perd. L’esprit regimbe contre la ferraille, la mystagogie. Le cœur est ahuri devant ces pages qu’un fantoche griffonna. Cette violence l’éclaire. Il ferme le livre. Il verse une larme à la mémoire des auteurs sauvages. Les poètes contemporains ont abusé de leur intelligence. Les philosophes n’ont pas abusé de la leur. Le souvenir des premiers s’éteindra. Les derniers sont classiques.
37
Racine, Corneille, auraient été capables de composer les ouvrages de Descartes, de Malebranche, de Bacon. L’âme des premiers est une avec celle des derniers. Lamartine, Hugo, n’auraient pas été capables de composer le Traité de l'Intelligence. L’âme de son auteur n’est pas adéquate avec celle des premiers. La fatuité leur a fait perdre les qualités centrales. Lamartine, Hugo, quoique supérieurs à Taine, ne possèdent, comme lui, que des - il est pénible de faire cet aveu- facultés secondaires.
38
Les tragédies excitent la pitié, la terreur, par le devoir. C’est quelque chose. C’est mauvais. Ce n’est pas si mauvais que le lyrisme moderne. La Médée de Legouvé est préférable à la collection des ouvrages de Byron, de Capendu, de Zaccone, de Félix, de Gagne, de Gaboriau, de Lacordaire, de Sardou, de Gœthe, de Ravignan, de Charles Diguet. Quel écrivain d’entre vous, je prie, peut soulever- qu’est-ce ? Quels sont ces reniflements de la résistance ?- Le poids du Monologue d’Auguste ! Les vaudevilles barbares de Hugo ne proclament pas le devoir. Les mélodrames de Racine, de Corneille, les romans de la Calprenède le proclament. Lamartine n’est pas capable de composer la Phèdre de Pradon ; Hugo, le Venceslas de Rotrou ; Sainte-Beuve, les tragédies de Laharpe, de Marmontel. Musset est capable de faire des proverbes. La tragédie est une erreur involontaire, admet la lutte, est le premier pas du bien, ne paraîtra pas dans cet ouvrage. Elle conserve son prestige. Il n’en est pas de même du sophisme, - après - coup le gongorisme métaphysique des autoparodistes de mon temps héroïco-burlesque.
39
Le principe des cultes est l’orgueil. Il est ridicule d’adresser la parole à Elohim, comme ont fait les Job, les Jérémie, les David, les Salomon, les Turquéty. La prière est un acte faux. La meilleure manière de lui plaire est indirecte, plus conforme à notre force. Elle consiste à rendre notre race heureuse. Il n’y a pas deux manières de plaire à Elohim. L’idée du bien est une. Ce qui est le bien en moins l’étant en plus, je permets que l’on me cite l’exemple de la maternité. Pour plaire à sa mère, un fils ne lui criera pas qu’elle est sage, radieuse, qu’il se conduira de façon à mériter la plupart de ses éloges. Il fait autrement. Au lieu de le dire lui-même, il le fait penser par ses actes, se dépouille de cette tristesse qui gonfle les chiens de Terre-Neuve. Il ne faut pas confondre la bonté d’Elohim avec la trivialité. Chacun est vraisemblable. La familiarité engendre le mépris ; la vénération engendre le contraire. Le travail détruit l’abus des sentiments.
40
Nul raisonneur ne croit contre sa raison.
41
La foi est une vertu naturelle par laquelle nous acceptons les vérités qu’Elohim nous révèle par la conscience.
42
Je ne connais pas d’autre grâce que celle d’être né. Un esprit impartial la trouve complète.
43
Le bien est la victoire sur le mal, la négation du mal. Si l’on chante le bien, le mal est éliminé par cet acte congru. Je ne chante pas ce qu’il ne faut pas faire. Je chante ce qu’il faut faire. Le premier ne contient pas le second. Le second contient le premier.
44
La jeunesse écoute les conseils de l’âge mûr. Elle a une confiance illimitée en elle-même.
45
Je ne connais pas d’obstacle qui passe les forces de l’esprit humain, sauf la vérité.
46
La maxime n'a pas besoin d'elle pour se prouver. Un raisonnement demande un raisonnement. La maxime est une loi qui renferme un ensemble de raisonnements. Un raisonnement se complète à mesure qu’il s’approche de la maxime. Devenu maxime, sa perfection rejette les preuves de la métamorphose.
Une maxime qui a besoin de preuves n'est pas bien rendue.
Vauvenargues, 603.
47
Le doute est un hommage rendu à l’espoir. Ce n’est pas un hommage volontaire. L’espoir ne consentirait pas à n’être qu’un hommage.
48
Le mal s’insurge contre le bien. Il ne peut pas faire moins.
49
C'est une preuve d'amitié de ne pas s'apercevoir de l'augmentation de celle de nos amis.
C'est une preuve de peu d'amitié de ne s'apercevoir pas du refoidissement de celle de nos amis.
La Rochefoucauld, 590.
50
L’amour n’est pas le bonheur.
51
Si nous n'avions point de défauts, nous ne prendrions pas tant de plaisir à nous corriger, à louer dans les autres ce qui nousmanque.
Si nous n'avions point de défaut, nous ne prendrions pas tant de plaisir à en remarquer dans les autres.
La Rochefoucauld, 31.
52
Les hommes qui ont pris la résolution de détester leurs semblables ignorent qu’il faut commencer par se détester soi-même.
53
Les hommes qui ne se battent pas en duel croient que les hommes qui se battent au duel à mort sont courageux.
54
Comme les turpitudes du roman s’accroupissent aux étalages ! Pour un homme qui se perd, comme un autre pour une pièce de cent sous, il semble parfois qu’on tuerait un livre.
55
Lamartine a cru que la chute d'un ange deviendrait l’Elévation d’un Homme. Il a eu tort de le croire.
56
Pour faire servir le mal à la cause du bien, je dirai que l’intention du premier est mauvaise.
57
Une vérité banale renferme plus de génie que les ouvrages de Dickens, de Gustave Aymard, de Victor Hugo, de Landelle. Avec les derniers, un enfant, survivant à l’univers, ne pourrait pas reconstruire l’âme humaine. Avec la première, il le pourrait. Je suppose qu’il ne découvrît pas tôt ou tard la définition du sophisme.
58
Les mots qui expriment le mal sont destinés à prendre une signification d’utilité. Les idées s’améliorent. Le sens des mots y participe.
59
Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste.
60
Une maxime, pour être bien faite, ne demande pas à être corrigée. Elle demande à être développée.
61
Dès que l’aurore a paru, les jeunes filles vont cueillir des roses. Un courant d’innocence parcourt les vallons, les capitales, secourt l’intelligence des poètes les plus enthousiastes, laisse tomber des protections pour les berceaux, des couronnes pour la jeunesse, des croyances à l’immortalité pour les vieillards.
CIII
Le crépuscule du matin
La diane chantait dans les cours des casernes,
Et le vent du matin soufflait sur les lanternes.
C'était l'heure où l'essaim des rêves malfaisants
Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents ;
Où, comme un œil sanglant qui palpite et qui bouge,
La lampe sur le jour fait une tache rouge ;
Où l'âme, sous le poids du corps revêche et lourd,
Imite les combats de la lampe et du jour.
Comme un visage en pleurs que les brises essuient,
L'air est plein du frisson des choses qui s'enfuient,
Et l'homme est las d'écrire et la femme d'aimer.
Les maisons ça et là commençaient à fumer.
Les femmes de plaisir, la paupière livide,
Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide ;
Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids,
Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts.
C'était l'heure où parmi le froid et la lésine
S'aggravent les douleurs des femmes en gésine ;
Comme un sanglot coupé par un sang écumeux
Le chant du coq au loin déchirait l'air brumeux ;
Une mer de brouillards baignait les édifices,
Et les agonisants dans le fond des hospices
Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.
Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux.
L'aurore grelottante en robe rose et verte
S'avançait lentement sur la Seine déserte,
Et le sombre Paris, en se frottant les yeux,
Empoignait ses outils, vieillard laborieux.
Charles Baudelaire, "Le Crépuscule du matin", Les Fleurs du mal.
62
J’ai vu les hommes lasser les moralistes à découvrir leur cœur, faire répandre sur eux la bénédiction d’en haut. Ils émettaient des méditations aussi vastes que possible, réjouissaient l’auteur de nos félicités. Ils respectaient l’enfance, la vieillesse, ce qui respire comme ce qui ne respire pas, rendaient hommage à la femme, consacraient à la pudeur les parties que le corps se réserve de nommer. Le firmament, dont j’admets la beauté, la terre, image de mon cœur, furent invoqués par moi, afin de me désigner un homme qui ne se crût pas bon. Le spectacle de ce monstre, s’il eût été réalisé, ne m’aurait pas fait mourir d’étonnement : on meurt à plus. Tout ceci se passe de commentaires.
I, 5, Les Chants de Maldoror.
63
La raison, le sentiment se conseillent, se suppléent. Quiconque ne connaît qu'un des deux, en renonçant à l'autre, se prive de la totalité des secours qui nous ont été accordés pour nous conduire. Vauvenargues a dit « se prive d'une partie des secours. »
La raison et le sentiment se conseillent et se suppléent tour à tour. Quiconque ne consulte qu'un des deux et renonce à l'autre, se prive inconsidérément d'une partie des secours qui nous ont été accordés pour nous conduire.
Vauvenargues, 150.
64
Quoique sa phrase, la mienne reposent sur les personnifications de l’âme dans le sentiment, la raison, celle que je choisirais au hasard ne serait pas meilleure que l’autre, si je les avais faites. L’une ne peut pas être rejetée par moi. L’autre a pu être acceptée de Vauvenargues.
65
Lorsqu’un prédécesseur emploie au bien un mot qui appartient au mal, il est dangereux que sa phrase subsiste à côté de l’autre. Il vaut mieux laisser au mot la signification du mal. Pour employer au bien un mot qui appartient au mal, il faut en avoir le droit. Celui qui emploie au mal les mots qui appartiennent au bien ne le possède pas. Il n’est pas cru. Personne ne voudrait se servir de la cravate de Gérard de Nerval.
66
L’âme étant une, l’on peut introduire dans le discours la sensibilité, l’intelligence, la volonté, la raison, l’imagination, la mémoire.
67
J'avais passé beaucoup de temps dans l'étude des sciences abstraites. Le peu de gens avec qui on communique n'était pas fait pour m'en dégoûter. Quand j'ai commencé l'étude de l'homme, j'ai vu que ces sciences lui sont propres, que je sortais moins de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant. Je leur ai pardonné de ne s'y point appliquer ! Je ne crus pas trouver beaucoup de compagnons dans l'étude de l'homme. C'est celle qui lui est propre. J'ai été trompé. Il y en a plus qui l'étudient que la géométrie.
J'avais passé beaucoup de temps dans l'étude des sciences abstraites ; mais le peu de gens avec qui on peut communiquer m'en avait dégoûté. Quand j'ai commencé l'étude de l'homme, j'ai vu que ces sciences abstraites ne lui sont pas propres, et que je m'égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant, et je leur ai pardonné de ne s'y point appliquer. Mais j'ai cru trouver au moins bien des compagnons dans l'étude de l'homme, pusique c'est celle qui lui est propre. J'ai été trompé. Il y en a encore qui l'étudient que la géométrie.
Pascal, Pensées, article I, VI.
68
Nous perdons la vie avec joie, pourvu qu'on n'en parle point.
(...) nous perdons encor la vie avec joie, pourvu qu'on en parle.
Pascal, article sixième, X.
69
Les passions diminuent avec l’âge. L’amour, qu’il ne faut pas classer parmi les passions, diminue de même. Ce qu’il perd d’un côté, il le regagne de l’autre. Il n’est plus sévère pour l’objet de ses vœux, se rendant justice à lui-même : l’expansion est acceptée. Les sens n’ont plus leur aiguillon pour exciter les sexes de la chair. L’amour del’humanité commence. Dans ces jours où l’homme sent qu’il devient un autel que parent ses vertus, fait le compte de chaque douleur qui se releva, l’âme, dans un repli du cœur où tout semble prendre naissance, sent quelque chose qui ne palpite plus. J’ai nommé le souvenir.
XXXIV
Tristesse d'Olympio
[nous citons à partir de la dix-septième strophe]
"Toutes les passions s'éloignent avec l'âge,
Charles Baudelaire, "Le Crépuscule du matin", Les Fleurs du mal.
62
J’ai vu les hommes lasser les moralistes à découvrir leur cœur, faire répandre sur eux la bénédiction d’en haut. Ils émettaient des méditations aussi vastes que possible, réjouissaient l’auteur de nos félicités. Ils respectaient l’enfance, la vieillesse, ce qui respire comme ce qui ne respire pas, rendaient hommage à la femme, consacraient à la pudeur les parties que le corps se réserve de nommer. Le firmament, dont j’admets la beauté, la terre, image de mon cœur, furent invoqués par moi, afin de me désigner un homme qui ne se crût pas bon. Le spectacle de ce monstre, s’il eût été réalisé, ne m’aurait pas fait mourir d’étonnement : on meurt à plus. Tout ceci se passe de commentaires.
I, 5, Les Chants de Maldoror.
63
La raison, le sentiment se conseillent, se suppléent. Quiconque ne connaît qu'un des deux, en renonçant à l'autre, se prive de la totalité des secours qui nous ont été accordés pour nous conduire. Vauvenargues a dit « se prive d'une partie des secours. »
La raison et le sentiment se conseillent et se suppléent tour à tour. Quiconque ne consulte qu'un des deux et renonce à l'autre, se prive inconsidérément d'une partie des secours qui nous ont été accordés pour nous conduire.
Vauvenargues, 150.
64
Quoique sa phrase, la mienne reposent sur les personnifications de l’âme dans le sentiment, la raison, celle que je choisirais au hasard ne serait pas meilleure que l’autre, si je les avais faites. L’une ne peut pas être rejetée par moi. L’autre a pu être acceptée de Vauvenargues.
65
Lorsqu’un prédécesseur emploie au bien un mot qui appartient au mal, il est dangereux que sa phrase subsiste à côté de l’autre. Il vaut mieux laisser au mot la signification du mal. Pour employer au bien un mot qui appartient au mal, il faut en avoir le droit. Celui qui emploie au mal les mots qui appartiennent au bien ne le possède pas. Il n’est pas cru. Personne ne voudrait se servir de la cravate de Gérard de Nerval.
66
L’âme étant une, l’on peut introduire dans le discours la sensibilité, l’intelligence, la volonté, la raison, l’imagination, la mémoire.
67
J'avais passé beaucoup de temps dans l'étude des sciences abstraites. Le peu de gens avec qui on communique n'était pas fait pour m'en dégoûter. Quand j'ai commencé l'étude de l'homme, j'ai vu que ces sciences lui sont propres, que je sortais moins de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant. Je leur ai pardonné de ne s'y point appliquer ! Je ne crus pas trouver beaucoup de compagnons dans l'étude de l'homme. C'est celle qui lui est propre. J'ai été trompé. Il y en a plus qui l'étudient que la géométrie.
J'avais passé beaucoup de temps dans l'étude des sciences abstraites ; mais le peu de gens avec qui on peut communiquer m'en avait dégoûté. Quand j'ai commencé l'étude de l'homme, j'ai vu que ces sciences abstraites ne lui sont pas propres, et que je m'égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant, et je leur ai pardonné de ne s'y point appliquer. Mais j'ai cru trouver au moins bien des compagnons dans l'étude de l'homme, pusique c'est celle qui lui est propre. J'ai été trompé. Il y en a encore qui l'étudient que la géométrie.
Pascal, Pensées, article I, VI.
68
Nous perdons la vie avec joie, pourvu qu'on n'en parle point.
(...) nous perdons encor la vie avec joie, pourvu qu'on en parle.
Pascal, article sixième, X.
69
Les passions diminuent avec l’âge. L’amour, qu’il ne faut pas classer parmi les passions, diminue de même. Ce qu’il perd d’un côté, il le regagne de l’autre. Il n’est plus sévère pour l’objet de ses vœux, se rendant justice à lui-même : l’expansion est acceptée. Les sens n’ont plus leur aiguillon pour exciter les sexes de la chair. L’amour del’humanité commence. Dans ces jours où l’homme sent qu’il devient un autel que parent ses vertus, fait le compte de chaque douleur qui se releva, l’âme, dans un repli du cœur où tout semble prendre naissance, sent quelque chose qui ne palpite plus. J’ai nommé le souvenir.
XXXIV
Tristesse d'Olympio
[nous citons à partir de la dix-septième strophe]
"Toutes les passions s'éloignent avec l'âge,
L'une emportant son masque et l'autre son couteau,
Comme un essaim chantant d'histrions en voyage
Dont le groupe décroît derrière le coteau.
"Mais toi, rien ne t'efface, Amour ! toi qui nous charmes !
Toi qui, torche ou flambeau, luis dans notre brouillard !
Tu nous tiens par la joie, et surtout par les larmes ;
Jeune homme on te maudit, on t'adore vieillard.
"Dans ces jours où la tête au poids des ans s'incline,
Où l'homme, sans projets, sans but, sans visions,
Sent qu'il n'est jamais plus qu'une tombe en ruine
Où gisent ses vertus et ses illusions ;
"Quand notre âme en rêvant descend dans nos entrailles,
Comptant dans notre cœur, qu'enfin la glace atteint,
Comme on compte les morts sur un champ de batailles,
Chaque douleur tombée et chaque songe éteint,
"Comme quelqu'un qui cherche en tenant une lampe,
Loin des objets réels, loin du monde rieur,
Elle arrive à pas lents par une obscure rampe
Jusqu'au fond désolé du gouffre inférieur ;
"Et là, dans cette nuit, qu'aucun rayon n'étoile,
L'âme, en un repli sombre où tout semble finir,
Sent quelque chose encor palpiter sous un voile...
C'est toi qui dors dans l'ombre, ô sacré souvenir !"
"XXXIV. Tristesse d'Olympio", Les Rayons et les Ombres, Victor Hugo. Poème daté du 21 octobre 1837
."XXXIV. Tristesse d'Olympio", Les Rayons et les Ombres, Victor Hugo. Poème daté du 21 octobre 1837
70
L’écrivain, sans séparer l’une de l’autre, peut indiquer la loi qui régit chacune de ses poésies.
71
Quelques philosophes sont plus intelligents que quelques poètes. Spinoza, Malebranche, Aristote, Platon, ne sont pas Hégésippe Moreau, Malfilatre, Gilbert, André Chénier.
72
Faust, Manfred, Konrad, sont des types. Ce ne sont pas encore des types raisonnants. Ce sont déjà des types agitateurs.
73
Les descriptions sont une prairie, trois rhinocéros, la moitié d’un catafalque. Elles peuvent être le souvenir, la prophétie. Elles ne sont pas le paragraphe que je suis sur le point de terminer.
74
Le régulateur de l’âme n’est pas le régulateur d’une âme. Le régulateur d’une âme est le régulateur de l’âme, lorsque ces deux espèces d’âmes sont assez confondues pour pouvoir affirmer qu’un régulateur n’est une régulatrice que dans l’imagination d’un fou qui plaisante.
75
Le phénomène passe. Je cherche les lois.
La caravane passe, le chien aboie.
Proverbe.
76
Il y a des hommes qui ne sont pas des types. Les types ne sont pas des hommes. Il ne faut pas se laisser dominer par l’accidentel.
77
Les jugements sur la poésie ont plus de valeur que la poésie. Ils sont la philosophie de la poésie. La philosophie, ainsi comprise, englobe la poésie. La poésie ne pourra pas se passer de la philosophie. La philosophie pourra se passer de la poésie.
78
Racine n’est pas capable de condenser ses tragédies dans des préceptes. Une tragédie n’est pas un précepte. Pour un même esprit, un précepte est une action plus intelligente qu’une tragédie.
79
Mettez une plume d’oie dans la main d’un moraliste qui soit écrivain de premier ordre. Il sera supérieur aux poètes.
80
L'amour de la justice n'est, en la plupart des hommes, que le courage de souffrir l'injustice.
L'amour de la justice n'est, en la plupart des hommes, que la crainte de souffrir l'injustice.
La Rochefoucauld, 78.
81
Cache-toi, guerre.
82
Les sentiments expriment le bonheur, font sourire. L’analyse des sentiments exprime le bonheur, toute personnalité mise à part ; fait sourire. Les premiers élèvent l’âme, dépendamment de l’espace, de la durée, jusqu’à la conception de l’humanité, considérée en elle-même, dans ses membres illustres. La dernière élève l’âme, indépendamment de la durée, de l’espace, jusqu’à la conception de l’humanité, considérée dans son expression la plus haute, la volonté ! Les premiers s’occupent des vices, des vertus ; la dernière ne s’occupe que des vertus. Les sentiments ne connaissent pas l’ordre de leur marche. L’analyse des sentiments apprend à le faire connaître, augmente la vigueur des sentiments. Avec les premiers, tout est incertitude. Ils sont l’expression du bonheur, de la douleur, deux extrêmes. Avec la dernière, tout est certitude. Elle est l’expression de ce bonheur qui résulte, à un moment d onné, de savoir se retenir, au milieu des passions bonnes ou mauvaises. Elle emploie son calme à fondre la description de ces passions dans un principe qui circule à travers les pages : la non-existence du mal. Les sentiments pleurent quand il le leur faut, comme quand il ne le leur faut pas. L’analyse des sentiments ne pleure pas. Elle possède une sensibilité latente, qui prend au dépourvu, emporte au-dessus des misères, apprend à se passer de guide, fournit une arme de combat. Les sentiments, marque de la faiblesse, ne sont pas le sentiment ! L’analyse du sentiment, marque de la force, engendre les sentiments les plus magnifiques que je connaisse. L’écrivain qui se laisse tromper par les sentiments ne doit pas être mis en ligne de compte avec l’écrivain qui nese laisse tromper ni par les sentiments, ni par lui-même. La jeunesse se propose des élucubrations sentimentales. L’âge mûr commence à raisonner sans trouble. Il ne faisait que sentir, il pense. Il laissait vagabonder ses sensations : voici qu’il leur donne un pilote. Si je considère l’humanité comme une femme, je ne développerai pas que sa jeunesse est à son déclin, que son âge mûr s’approche. Son esprit change dans le sens du mieux. L’idéal de sa poésie changera. Les tragédies, les poëmes, les élégies ne primeront plus. Primera la froideur de la maxime ! Du temps de Quinault, l’on aurait été capable de comprendre ce que je viens de dire. Grâce à quelques lueurs, éparses, depuis quelques années, dans les revues, les in-folios, j’en suis capable moi-même. Le genre que j’entreprends est aussi différent du genre des moralistes, qui ne font que constater le mal, sans indiquer le remède, que ce dernier ne l’est pas des mélodrames, des oraisons funèbres, de l’ode, de la stance religieuse. Il n’y a pas le sentiment des luttes.
83
Elohim est fait à l’image de l’homme.
Dieu dit : "faisons l'homme à notre image, à notre ressemblance".
La Sainte Bible.
84
Plusieurs choses certaines sont contredites. Plusieurs choses fausses sont incontredites. La contradiction est la marque de la fausseté. L'incontradiction est la marque de la certitude.
Plusieurs choses certaines sont contredites ; plusieurs fausses passent sans contradictions : ni la contradiction n'est marque de fausseté, ni l'incontradiction n'est marque de vérité.
Pascal, Pensées, article quatrième, V.
85
Une philosophie pour les sciences existe. Il n’en existe pas pour la poésie. Je ne connais pas de moraliste qui soit poète de premier ordre. C’est étrange, dira quelqu’un.
86
C'est une chose horrible de sentir s'écouler ce qu'on possède. L'on ne s'y attache même qu'avec l'envie de chercher s'il n'a point quelque chose de permanent.
C'est une chose horrible de sentir continuellement s'écouler tout ce qu'on possède, et qu'on s'y puisse attacher sans avoir envie de chercher s'il n'y a point quelque chose de permanent.
Pascal, Pensées, article deuxième, II.
87
L'homme est un sujet vide d'erreurs. Tout lui montre la vérité. Rien ne l'abuse. Les deux principes de la vérité, raison, sens, outre qu'ils ne manquent pas de sincérité, s'éclaircissent l'un l'autre. Les sens éclaircissent la raison par des apparences vraies. Ce même service qu'ils lui font, ils la reçoivent d'elle. Chacun prend sa revanche. Les phénomènes de l'âme pacifient les sens, leur font des impressions que je ne garantis pas fâcheuses. Ils ne mentent pas. Ils ne se trompent pas à l'envi.
L'homme n'est donc qu'un sujet plein d'erreurs ; rien ne lui montre la vérité, tout l'abuse. Les deux principes de vérité, la raison et le sens, outre qu'ils manquent souvent de sincérité, s'ausent réciproquement l'un l'autre. Les sens abusent la raison par de fausses apparences, et cette même piperie qu'ils lui apportent, ils la reçoivent d'elle à leur tour : elle s'en revanche. Les passions de l'âme troublent les sens, et leur font des impressions fâcheuses. Ils mentent, et se trompent à l'envi.
Pascal, Pensées, article quatrième, VIII.
88
La poésie doit être faite par tous. Non par un. Pauvre Hugo ! Pauvre Racine ! Pauvre Coppée ! Pauvre Corneille ! Pauvre Boileau ! Pauvre Scarron ! Tics, tics, et tics.
89
Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est l'ignorance où se trouvent les hommes en naissant. La deuxième est celle qu'atteignent les grandes âmes. Elles ont parcouru ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils savent tout, se rencontrent dans cette même ignorance d'où ils étaient partis. C'est une ignorance savante, qui se connaît. Ceux d'entre eux qui, étant sortis de la première ignorance, n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, font les entendus. Ceux-là ne troublent pas le monde, ne jugent pas plus mal de tout que les autres. Le peuple, les habiles composent le train d'une nation. Les autres, qui la respectent, n'en sont pas moins respectés.
Les sciences ont deux extrémités qui se touchent : la première est la pure ignorance naturelle, où se trouvent tous les hommes en naissant ; l'autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien, et se rencontrent dans cette même ignorance d'où ils étaient partis. Mais c'est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d'entre eux qui sont sortis de l'ignorance naturelle, et n'ont pu arriver à l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde, et jugent plus mal de tout que les autres. Le peuple et les habiles composent pour l'ordinaire le train du monde. Les autres le méprisent et en sont méprisés.
Pascal, Pensées, article quatrième, VII.
90
Pour savoir les choses, il ne faut pas en savoir le détail. Comme il est fini, nos connaissances sont solides.
Pour savoir bien les choses, il faut en savoir le détail ; et comme il est presque infini, nos connaissances sont toujours superficielles et imparfaites.
La Rochefoucauld, 106.
91
L’amour ne se confond pas avec la poésie.
92
La femme est à mes pieds !
93
Pour décrire le ciel, il ne faut pas y transporter les matériaux de la terre. Il faut laisser la terre, ses matériaux, là où ils sont, afin d’embellir la vie par son idéal. Tutoyer Elohim, lui adresser la parole, est une bouffonnerie qui n’est pas convenable. Le meilleur moyen d’être reconnaissant envers lui, n’est pas de lui corner aux oreilles qu’il est puissant, qu’il a créé le monde, que nous sommes des vermiceaux en comparaison de sa grandeur. Il le sait mieux que nous. Les hommes peuvent se dispenser de le lui apprendre. Le meilleur moyen d’être reconnaissant envers lui est de consoler l’humanité, de rapporter tout à elle, de la prendre par la main, de la traiter en frère. C’est plus vrai.
Il semblerait que ce soit II, 12.
94
Pour étudier l’ordre, il ne faut pas étudier le désordre. Les expériences scientifiques, comme les tragédies, les stances à ma sœur, le galimatias des infortunes n’ont rien à faire ici-bas.
95
Toutes les lois ne sont pas bonnes à dire.
Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire.
Proverbe
96
Etudier le mal, pour faire sortir le bien, n’est pas étudier le bien en lui-même. Un phénomène bon étant donné, je chercherai sa cause.
97
Jusqu’à présent, l’on a décrit le malheur, pour inspirer la terreur, la pitié. Je décrirai le bonheur pour inspirer leurs contraires.
98
Une logique existe pour la poésie. Ce n’est pas la même que celle de la philosophie. Les philosophes ne sont pas autant que les poètes. Les poètes ont le droit de se considérer au-dessus des philosophes.
99
Je n’ai pas besoin de m’occuper de ce que je ferai plus tard. Je devais faire ce que je fais. Je n’ai pas besoin de découvrir quelles choses je découvrirai plus tard. Dans la nouvelle science, chaque chose vient à son tour, telle est son excellence.
100
Il y a de l’étoffe du poète dans les moralistes, les philosophes. Les poètes renferment le penseur. Chaque caste soupçonne l’autre, développe ses qualités au détriment de celles qui la rapprochent de l’autre caste. La jalousie des premiers ne veut pas avouer que les poètes sont plus forts qu’elle. L’orgueil des derniers se déclare incompétent à rendre justice à des cervelles plus tendres. Quelle que soit l’intelligence d’un homme, il faut que le procédé de penser soit le même pour tous.
101
L’existence des tics étant constatée, que l’on ne s’étonne pas de voir les mêmes mots revenir plus souvent qu’à leur tour : dans Lamartine, les pleurs qui tombent des naseaux de son cheval, la couleur des cheveux de sa mère ; dans Hugo, l’ombre et le détraqué, font partie de la reliure.
102
La science que j’entreprends est une science distincte de la poésie. Je ne chante pas cette dernière. Je m’efforce de découvrir sa source. A travers le gouvernail qui dirige toute pensée poétique, les professeurs de billard distingueront le développement des thèses sentimentales.
103
Le théorème est railleur de sa nature. Il n’est pas indécent. Le théorème ne demande pas à servir d’application. L’application qu’on en fait rabaisse le théorème, se rend indécente. Appelez la lutte contre la matière, contre les ravages de l’esprit, application.
104
Lutter contre le mal, est lui faire trop d’honneur. Si je permets aux hommes de le mépriser, qu’ils ne manquent pas de dire que c’est tout ce que je puis faire pour eux.
105
L’homme est certain de ne pas se tromper.
Errare humanum est.
Proverbe
106
Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous. Nous voulons vivre dans l'idée des autres d'une vie imaginaire. Nous nous efforçons de paraître tels que nous sommes. Nous travaillons à conserver cet être imaginaire, qui n'est autre chose que le véritable. Si nous avons la générosité, la fidélité, nous nous empressons de ne pas le faire savoir, afin d'attacher ces vertus à cet être. Nous ne les détachons pas de nous pour les y joindre. Nous sommes vaillants pour acquérir la réputation de ne pas être poltrons. Marque de la capacité de notre être de ne pas être satisfait de l'un sans l'autre, de ne renoncer ni à l'un ni à l'autre. L'homme qui ne vivrait pas pour conserver sa vertu serait infâme.
Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et notre propre être : nous voulons vivre dans l'idée des autres d'une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver cet être imaginaire et négligeons le véritable. Et si nous avons ou la tranquilité, ou la générosité, ou la fidélité, nous nous epressons de le faire savoir afn d'attacher ces vertus à cet être d'imagination. Nous les détacherons plutôt de nous pour les y joindre, et nous serions volontiers poltrons pour acquérir la réputation d'être vaillants. Grande marque du néant de notre propre être, de n'être pas satisfait de l'un sans l'autre et de renoncer souvent à l'un pour l'autre ! Car qui ne mourrait pour conserver son honneur, celui-là serait infâme ?
Pascal, Pensées, article sixième, VIII.
107
Malgré la vue de nos grandeurs, qui nous tient à la gorge, nous avons un instinct qui nous corrige, que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève !
Malgré la vue de toutes nos misères qui nous touchent et qui nous tiennent à la gorge, nous avons un instinct, que nous ne pouvons réprimer, qui nous élève.
Pascal, Pensées, article huitième, II.
108
La nature a des perfections pour montrer qu'elle est l'image d'Élohim, des défauts pour montrer qu'elle n'en est pas moins que l'image.
La nature a des perfections pour montrer qu'elle est l'image de Dieu, et des défauts pour montrer qu'elle n'en est que l'image.
Pascal, Pensées, article huitième, I.
109
Il est bon qu'on obéisse aux lois. Le peuple comprend ce qui les rend justes. On ne les quitte pas. Quand on fait dépendre leur justice d'autre chose, il est aisé de la rendre douteuse. Les peuples ne sont pas sujets à se révolter.
Il serait bon qu'on obéit aux lois et coutumes, parce qu'elles sont lois, et que le peuple comprît que c'est là ce qui les rend justes. Par ce moyen on ne les quitterait jamais : au lieu que, quand on fait dépendre leur justice d'autres chose, il est aisé de la rendre douteuse, et voilà ce qui fait que les peuples sont sujets à se révolter.
Pascal, Pensées, article cinquième, XIX.
110
Ceux qui sont dans le déréglement disent à ceux qui sont dans l'ordre que ce sont eux qui s'éloignent de la nature. Ils croient le suivre. Il faut avoir un point fixe pour juger. Où ne trouverons-nous pas ce point dans la morale ?
Ceux qui sont dans le dérèglement disent à ceux qui sont dans l'ordre que ce sont eux qui s'éloignent de la nature, et ils croient le suivre. Comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord s'éloignent. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un pôint fixe pour en juger. Le port règle ceux qui sont dans un vaisseau ; mais où trouverons-nous ce point dans la morale.
Pascal, Pensées, article cinquième, XII.
111
Rien n'est moins étrange que les contrariétés que l'on découvre dans l'homme. Il est fait pour connaître la vérité. Il la cherche. Quand il tâche de la saisir, il s'éblouit, se confond de telle sorte, qu'il ne donne pas sujet à lui en disputer la possession. Les uns veulent ravir à l'homme la connaissance de la vérité, les autres veulent la lui assurer. Chacun emploie des motifs si dissemblables, qu'ils détruisent l'embarras de l'homme. Il n'a pas d'autre lumière que celle qui se trouve dans sa nature.
Rien n'est plus étrange dans la nature de l'homme que les contrariétés que l'on y découvre à l'égard de toutes choses. Il est fait pour connaître la vérité, il la désire ardemment, il la cherche ; et cependant, quand il tâche de la saisir, il s'éblouit, et se confond de telle sorte, qu'il donne sujet de lui en disputer la possession. C'est ce qui fait naître les deux sectes des pyrrhoniens et des dogmatiques, dont les uns ont voulu ravir à l'homme toute la connaissance de la vérité, et les autres tâchent de la lui assurer : mais chacun avec des raisons si peu vraisemblables, qu'elles augmentent la confusion et l'embarras de l'homme ; lorsqu'il n'a point d'autre lumière que celle qu'il trouve dans sa nature.
Pascal, Pensées, article quatrième, XVII.
112
Nous naissons justes. Chacun tend à soi. C'est envers l'ordre. Il faut tendre au général. La pente vers soi est la fin de tout désordre, en guerre, en économie.
Nous naissons injustes, car chacun tend à soi ; cela est contre tout ordre. Il faut tendre au général, et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en économie, etc.
Pascal, Pensées, article huitième, XI.
113
Les hommes, ayant pu guérir de la mort, de la misère, de l'ignorance, se sont avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser. C'est tout ce qu'ils ont pu inventer pour se consoler de si peu de maux. Consolation richissime. Elle ne va pas à guérir le mal. Elle le cache pour un peu de temps. En le cachant, elle fait qu'on pense à le guérir. Par un légitime renversement de la nature de l'homme, il ne se trouve pas que l'ennui, qui est son mal le plus sensible, soit son plus grand bien. Il peut contribuer plus que toutes choses à lui faire chercher sa guérison. Voilà tout. Le divertissement, qu'il regarde comme son plus grand bien, est son plus infime mal. Il le rapproche plus que toutes choses de chercher le remède à ses maux. L'un et l'autre sont une contre-preuve de la misère, de la corruption de l'homme, hormis de sa grandeur. L'homme s'ennuie, cherche cette multitude d'occupations. Il a l'idée du bonheur qu'il a gagné ; lequel trouvant en soi, il le cherche, dans les choses extérieures. Il se contente. Le malheur n'est ni dans nous, ni dans les créatures. Il est en Elohim.
Les hommes n'ayant pu guérir de la mort, de la misère, de l'ignorance, se sont avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser : c'est tout ce qu'ils ont pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais c'est une consolation bien misérable, puisqu'elle va, non pas à guérir le mal, mais à le cacher simplement pour un peu de temps, et que, en le cachant, elle fait qu'on ne pense pâs à le guérir véritablement. Ainsi, par un étrange renversement de la nature de l'homme, il se trouve que l'ennui, qui est son mal le plus sensible, est en quelque sorte son plus grand bien, parce qu'il peut contribuer plus que toutes choses à lui faire chercher sa véritable guérison, et que le divertissement, qu'il regarde comme son plus grand bien, est en effet son plus grand mal, parce qu'il l'éloigne plus que toutes choses de chercher le remède à ses maux ; et l'un et l'autre sont une preuve admirable de la misère et de la corruption de l'homme, et en même temps de sa grandeur, puisque l'homme ne s'ennuie de tout et ne cherche cette multitude d'occupations que parce qu'il a l'idée du bonheur qu'il a perdu, lequel ne trouvant pas en soi, il le cherche inutilement dans les choses extérieures, sans ne jamais pouvoir se contenter, parce qu'il n'est ni dans nous ni dans les créatures, masi en Dieu seul.
Pascal, Pensées, article sixième, XXX.
114
La nature nous rendant heureux en tous états, nos désirs nous figurent un état malheureux. Ils joignent à l'état où nous sommes les peines de l'état où nous ne sommes pas. Quand nous arriverions à ces peines, nous ne serions pas malheureux pour cela, nous aurions d'autres désirs conformes à un nouvel état.
La nature nous rendant toujours malheureux, en tous états, nos désirs nous figurent un état heureux, parce qu'ils joignent à l'état où nous sommes les plaisirs de l'état où nous ne sommes pas ; et, quand nous arriverions à ces plaisirs, nous ne serions pas heureux pour cela, parce que nous aurions d'autres désirs conformes à un nouvel état.
Pascal, Pensées, article sixième, XXIII.
115
La force de la raison paraît mieux en ceux qui la connaissent qu'en ceux qui ne la connaissent pas.
La faiblesse de la raison de l'homme paraît bien davantage en ceux qui ne la connaissent pas qu'en ceux qui la connaissent.
Pascal, Pensées, article sixième, XX.
116
Nous sommes si peu présomptueux que nous voudrions être connus de la terre, même des gens qui viendront quand nous n'y serons plus. Nous sommes si peu vains, que l'estime de cinq personnes, mettons six, nous amuse, nous honore.
Nous sommes si présomptueux, que nous voudrions être connus de toute la terre, et même des gens qui viendront quand nous n'y serions plus ; et nous sommes si vains, que l'estime de cinq ou six personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente.
Pascal, Pensées, article sixième, XII.
117
Peu de chose nous console. Beaucoup de chose nous afflige.
Peu de chose nous console, parce que peu de chose nous afflige.
Pascal, Pensées, article sixième, XVI.
118
La modestie est si naturelle dans le cœur de l'homme, qu'un ouvrier a soin de ne pas se vanter, veut avoir ses admirateurs. Les philosophes en veulent. Les poètes surtout ! Ceux qui écrivent en faveur de la gloire veulent avoir la gloire d'avoir bien écrit. Ceux qui le lisent veulent avoir la gloire de l'avoir lu. Moi, qui écris ceci, je me vante d'avoir cette envie. Ceux qui le liront se vanteront de même.
La vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme, qu'un goujat, un marmiton, un crocheteur se vante et veut avoir ses admirateurs, et les philosophes mêmes en veulent. Ceux qui écrivent contre la gloire veulent avoir la gloire d'avoir bien écrit, et ceux qui le lisent veulent avoir la gloire de l'avoir lu ; et moi qui écris ceci, j'ai peut-être cette envie, et peut-être que ceux qui le liront l'auront aussi.
Pascal, Pensées, article sixième, XI.
119
Les inventions des hommes vont en augmentant. La bonté, la malice du monde en général ne reste pas la même.
Les inventions des hommes vont en avançant de siècle en siècle. La bonté et la malice du monde en général reste la même.
Pascal, Pensées, article sixième, XXII.
120
L'esprit du plus grand homme n'est pas si dépendant, qu'il soit sujet à être troublé par le moindre bruit du Tintamarre, qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le silence d'un canon pour empêcher ses pensées. Il ne faut pas le bruit d'une girouette, d'une poulie. La mouche ne raisonne pas bien à présent. Un homme bourdonne à ses oreilles. C'en est assez pour la rendre incapable de bon conseil. Si je veux qu'elle puisse trouver la vérité, je chasserai cet animal qui tient sa raison en échec, trouble cette intelligence qui gouverne les royaumes.
L'esprit du plus grand homme du monde n'est pas si indépendant, qu'il ne soit sujet à être troublé par le moindre tintamarre qui se fait autour de lui ; il ne faut pas le bruit d'un canon pour empêcher ses pensées, il ne faut que le bruit d'une girouette ou d'une poulie. Ne vous étonnez pas s'il ne raisonne pas bien à présent, une mouche bourdonne à ses oreilles, c'en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez qu'il puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa raison en échec et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes.
Pascal, Pensées, article sixième, XXI.
121
L'objet de ces gens qui jouent à la paume avec tant d'application d'esprit, d'agitation de corps, est celui de se vanter avec leurs amis qu'ils ont mieux joué qu'un autre. C'est la source de leur attachement. Les uns suent dans leurs cabinets pour montrer aux savants qu'ils ont résolu une question d'algèbre qui ne l'avait pu être jusqu'ici. Les autres s'exposent aux périls, pour se vanter d'une place qu'ils auraient prise moins spirituellement, à mon gré. Les derniers se tuent pour remarquer ces choses. Ce n'est pas pour en devenir moins sages. C'est surtout pour montrer qu'ils en connaissent la solidité. Ceux-là sont les moins sots de la bande. Ils le sont avec connaissance. On peut penser des autres qu'ils ne le seraient pas, s'ils n'avaient pas cette connaissance.
Quel pensez-vous que soit le sujet de ces gens qui jouent à la paume avec tant d'application d'esprit et d'agitation de corps ? Celui de se vanter le lendemain avec leurs amis qu'ils ont mieux joué qu'un autre. Voilà la source de leur attachement. Ainsi les autres suent dans leurs cabinets pour montrer aux savants qu'ils ont résolu une question d'algèbre qui ne l'avait pu être jusqu'ici. Et tant d'autre s'exposent aux plus grands périls pour se vanter ensuite d'une place qu'ils auraient prise aussi sottement, à mon gré. Et enfin les autre se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu'ils en connaissent la vanité ; et ceux-là sont les plus sots de la bande, puisqu'ils le sont avec connaissance, au lieu qu'on peut penser des autres qu'ils ne le seraient pas s'ils avaient cette connaissance.
Pascal, Pensées, article sixième, XXVIII.
122
L'exemple de la chasteté d'Alexandre n'a pas fait plus de continents que celui de son ivrognerie a fait de tempérants. On n'a pas de honte de n'être pas aussi vertueux que lui. On croit n'être pas tout à fait dans les vertus du commun des hommes, quand on se voit dans les vertus de ces grands hommes. On tient à eux par le bout par où ils tiennent au peuple. Quelque élevés qu'ils soient, ils sont unis au reste des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l'air, séparés de notre société. S'ils sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont les pieds aussi haut que les nôtres. Ils sont tous à même niveau, s'appuient sur la même terre. Par cette extrémité, ils sont aussi relevés que nous, que les enfants, un peu plus que les bêtes.
L'exemple de la chasteté d'Alexandre n'a pas tant fait de continents que celui de son ivrognerie a fait d'intempérants. On n'a pas de honte de n'être pas aussi vicieux que lui. On croit n'être pas tout à fait dans les vices du commun des hommes quand on se voit dans les vices de ces grands hommes. On tient à eux par le bout par où ils tiennent au peuple. Quelque élevés qu'ils soient, ils sont unis au reste des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l'air, et séparés de notre société ; s'ils sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils sont tous à même niveau, et s'appuient sur la même terre, et par cette extrémité ils sont aussi abaissés que nous, que les enfants, que les bêtes.
Pascal, Pensées détachées, XVI.
123
Le meilleur moyen de persuader consiste à ne pas persuader.
L'art de persuader consiste autant en celui d'agréer qu'en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprices que par raison.
Pascal, deuxième section de l'article premier.
124
Le désespoir est la plus petite de nos erreurs.
Le désespoir est la plus grande de nos erreurs.
Vauvenargues, 862.
125
Lorsqu'une pensée s'offre à nous comme une vérité qui court les rues, que nous prenons la peine de la développer, nous trouvons que c'est une découverte.
Lorsqu'une pensée s'offre à nous comme une profonde découverte, et que nous prenons la peine de la développer, nous trouvons souvent que c'est une vérité qui court les rues.
Vauvenargues, 9.
126
On peut être juste, si l'on n'est pas humain.
On ne peut être juste, si l'on n'est humain.
Vauvenargues, 28.
127
Les orages de la jeunesse précèdent les jours brillants.
Les orages de la jeunesse sont environnés de jours brillants.
Vauvenargues, 36.
128
L'inconscience, le déshonneur, la lubricité, la haine, le mépris des hommes sont à prix d'argent. La libéralité multiplie les avantages des richesses.
La conscience, l'honneur, la chasteté, l'amour et l'estime des hommes sont à prix d'argent ; la libéralité multiplie les avantages des richesses.
Vauvenargues, 50.
129
Ceux qui ont de la probité dans leurs plaisirs en ont une sincère dans leurs affaires. C'est la marque d'un naturel peu féroce, lorsque le plaisir rend humain.
Ceux qui manquent de probité dans les plaisirs n'en ont qu'une feinte dans les affaires : c'est la marque d'un naturel féroce, lorsque le plaisir ne rend point humain.
Vauvenargues, 46.
130
La modération des grands hommes ne borne que leurs vertus.
La modération des grands hommes ne borne que leurs vices.
Vauvenargues, 72.
131
C'est offenser les humains que de leur donner des louanges qui élargissent les bornes de leur mérite. Beaucoup de gens sont assez modestes pour souffrir sans peine qu'on les apprécie.
C'est offenser quelquefois les hommes que de leur donner des louanges, parce qu'elles marquent les bornes de leur mérite ; peu de gens sont assez modestes pour souffrir sans peine qu'on les apprécie.
Vauvenargues, 66.
132
Il faut tout attendre, rien craindre du temps, des hommes.
Il faut tout attendre et tout craindre du temps et des hommes.
Vauvenargues, 102.
133
Si le mérite, la gloire ne rendent pas les hommes malheureux, ce qu'on appelle malheur ne mérite pas leurs regrets. Une âme daigne accepter la fortune, le repos, s'il leur faut superposer la vigueur de ses sentiments, l'essor de son génie.
Si la gloire et si le mérite ne rendent pas les hommes heureux, ce qu'on appelle bonheur mérite-t-il leurs regrets ? Une âme un peu courageuse daignerait)elle accepter ou la fortune, ou le repos d'esprit, ou la modération, s'il fallait leur sacrifier la vigueur de ses sentiments, et abaisser l'essor de son génie.
Vauvenargues, 71.
134
On estime les grands desseins, lorsqu'on se sent capable des grands succès.
On méprise les grands desseins, lorsqu'on ne se sent pas capable des grands succès.
Vauvenargues, 88.
135
La réserve est l’apprentissage des esprits.
La familiarité est l'apprentissage des esprits.
Vauvenargues, 105.
136
On dit des choses solides, lorsqu'on ne cherche pas à en dire d'extraordinaires.
On dit peu de choses solides, lorsqu'on cherche à en dire d'extraordinaires.
Vauvenargues, 112.
137
Rien n’est faux qui soit vrai ; rien n’est vrai qui soit faux. Tout est le contraire de songe, de mensonge.
Rien n'est vrai, rien n'est faux ; tout est songe et mensonge.
"Le Tombeau d'une mère", Harmonies poétiques et religieuses, Lamartine.
138
Il ne faut pas croire que ce que la nature a fait aimable soit vicieux. Il n’y a pas de siècle, de peuple qui ait établi des vertus, des imaginaires.
Il ne faut pas croire aisément que ce que la nature a fait d'aimable soit vicieux : il n'y a point de siècle et de peuple qui n'aient établi des vertus et des vices imaginaires.
Vauvenargues, 122.
139
On ne peut juger de la beauté de la vie que par celle de la mort.
On ne peut juger de la vie par une plus fausse règle que la mort.
Vauvenargues, 140.
Avec la maxime 158, Ducasse se réécrira lui-même.
140
Un dramaturge peut donner au mot passion une signification d’utilité. Ce n’est plus un dramaturge. Un moraliste donne à n’importe quel mot une signification d’utilité. C’est encore le moraliste !
141
Qui considère la vie d'un homme y trouve l'histoire du genre. Rien n'a pu le rendre mauvais.
Qui considérera la vie d'un seul homme, y trouvera toute l'histoire du genre humain, que la science et l'expérience n'ont pu rendre bon.
Vauvenargues, 156.
142
Faut-il que j’écrive en vers pour me séparer des autres hommes ? Que la charité prononce !
143
Le prétexte de ceux qui font le bonheur des autres est qu'ils veulent leur bien.
Le prétexte ordinaire de ceux qui font le malheur des autres, est qu'ils leur veulent du bien.
Vauvenargues, 160.
144
La générosité jouit des félicités d'autrui, comme si elle en était responsable.
La générosité souffre des maux d'autrui, comme si elle en était responsable.
Vauvenargues, 173.
145
L'ordre domine dans le genre humain. La raison, la vertu n'y sont pas les plus fortes.
Si l'ordre domine dans le genre humain, c'est une preuve que la raison et la vertu y sont les plus fortes.
Vauvenargues, 193.
146
Les princes font peu d'ingrats. Ils donnent tout ce qu'ils peuvent.
Les princes font beaucoup d'ingrats, parce qu'ils ne donnent pas tout ce qu'ils peuvent.
Vauvenargues, 177.
147
On peut aimer de tout son cœur ceux en qui on reconnaît de grands défauts. Il y aurait de l'impertinence à croire que l'imperfection a seule le droit de nous plaire. Nos faiblesses nous attachent les uns aux autres autant que pourrait le faire ce qui n'est pas la vertu.
On peut aimer de tout son cœur ceux en qui on reconnaît de grands défauts. Il y aurait de l'impertinence à croire que la perfection a seule le droit de nous plaire ; nos faiblesses nous attachent quelquefois les uns aux autres autant que [le] pourrait faire la vertu.
Vauvenargues, 176.
148
Si nos amis nous rendent des services, nous pensons qu'à titre d'amis ils nous les doivent. Nous ne pensons pas du tout qu'ils nous doivent leur inimitié.
Si nos amis nous rendent des services, nous pensons qu'à titre d'amis, ils nous les doivent, et nous ne pensons point du tout qu'ils ne nous doivent pas leur amitié.
Vauvenargues, 179.
149
Celui qui serait né pour commander, commanderait jusque sur le trône.
Celui qui serait né pour obéir, obéirait jusque sur le trône.
Vauvenargues, 182.
150
Lorsque les devoirs nous ont épuisés, nous croyons avoir épuisé les devoirs. Nous disons que tout peut remplir le cœur de l'homme.
Lorsque les plaisirs nous ont épuisés, nous croyons avoir épuisé les plaisirs, et nous disons que rien ne peut remplir le cœur de l'homme.
Vauvenargues, 195.
151
Tout vit par l'action. De là, communication des êtres, harmonie de l'univers. Cette loi si féconde de la nature, nous trouvons que c'est un vice dans l'homme. Il est obligé d'y obéir. Ne pouvant subsister dans le repos, nous concluons qu'il est à sa place.
Le feu, l'air, l'esprit, la lumière, tout vit par l'action ; de là la communication et l'alliance de tous les êtres ; de là l'unité et l'harmonie dans l'univers. Cependant cette loi de la nature, si féconde, nous trouvons que c'est un vice dans l'homme ; et, parce qu'il est obligé d'y obéir, ne pouvant subsister dans le repos, nous concluons qu'il est hors de sa place.
Vauvenargues, 198.
152
On sait ce que sont le soleil, les cieux. Nous avons le secret de leurs mouvements. Dans la main d'Elohim, instrument aveugle, ressort insensible, le monde attire nos hommages. Les révolutions des empires, les faces des temps, les nations, les conquérants de la science, cela vient d'un atôme qui rampe, ne dure qu'un jour, détruit le spectacle de l'univers dans tous les âges.
Ô soleil ! ô pompe des cieux ! qu'êtes-vous ? Nous avons surpris le secret et l'ordre de vos mouvements. dans la main de l'Être des êtres, instruments aveugles et ressorts peut-être insensibles, le monde, sur qui vous régnez, mériterait-il nos hommages ? Les révolutions des empires, la diverse face des temps, les nations qui ont dominé, et les hommes qui ont fait la destinée de ces nations mêmes, les principales opinions et les coutumes qui ont partagé la créance des peuples dans la religion, les arts, la morale et les sciences, tout cela, que peut-il paraître ? Un atome presque invisible, qu'on appelle l'homme, qui rampe sur la face de la terre, et qui ne dure qu'un jour, embrasse en quelque sorte d'un coup d'œil le spectacle de l'univers dans tous les âges.
Vauvenargues, 202.
153
Il y a plus de vérité que d'erreurs, plus de bonnes qualités que de mauvaises, plus de plaisirs que de peines. Nous aimons à contrôler le caractère. Nous nous élevons au-dessus de notre espèce. Nous nous enrichissons de la considération dont nous la comblâmes. Nous croyons ne pas pouvoir séparer notre intérêt de celui de l'humanité, ne pas médire du genre sans nous commettre nous-mêmes. Cette vanité ridicule a rempli les livres d'hymnes en faveur de la nature. L'homme est en disgrâce chez ceux qui pensent. C'est à qui le chargera de moins de vices. Quand ne fut-il pas sur le point de se relever, de se faire restituer ses vertus ?
Il y a peut-être autant de vérités parmi les hommes que d'erreurs, autant de bonnes qualités que de mauvaises, autant de plaisirs que de peines ; mais nous aimons à contrôler la nature humaine, pour essayer de nous élever au-dessus de notre espèce, et pour nous enrichir de la considération dont nous tâchons de la dépouiller. Nous sommes si présomptueux, que nous croyons pouvoir séparer notre intérêt personnel de clui de l'humanité, et médire du genre humain sans nous comprommettre. Cette vanité ridicule a rempli les livres des philosophes d'invectives contre nature. L'homme est maintenant en disgrâce chez tous ceux qui pensent, et c'est à qui le chargera de plus de vices ; mais peut-être est-il sur le point de se relever, et de se faire restituer toutes ses vertus ; car rien n'est stable, et la philosophie a ses modes comme les habits, la musique, l'architecture, etc.
Vauvenargues, 219.
154
Rien n’est dit. L’on vient trop tôt depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes. Sur ce qui concerne les mœurs, comme sur le reste, le moins bon est enlevé. Nous avons l’avantage de travailler après les anciens, les habiles d’entre les modernes.
Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé. L'on ne fait que glaner après les anciens, et les habiles d'entre les modernes.
"Des ouvrages de l'esprit", I, in Les Caractères de La Bruyère.
155
Nous sommes susceptibles d'amitié, de justice, de compassion, de raison. O mes amis ! qu'est-ce donc que l'absence de vertu ?
Nous sommes susceptibles d'amitié, de justice, d'humanité, de compassion et de raison. Ô mes amis ! qu'est-ce donc que la vertu ?
Vauvenargues, 298.
156
Tant que mes amis ne mourront pas, je ne parlerai pas de la mort.
C'est une maxime inventée par l'envie, et trop légèrement adoptée par les philosophes, qu'il ne faut point louer les hommes avant leur mort (...).
Vauvenargues, 283.
157
Nous sommes consternés de nos rechutes, de voir que nos malheurs ont pu nous corriger de nos défauts.
Nous sommes consternés de nos rechutes, et de voir que nos malheurs même n'ont pu nous corriger de nos défauts.
Vauvenargues, 247.
158
On ne peut juger de la beauté de la mort que par celle de la vie.
On ne peut juger de la beauté de la vie que par celle de la mort.
Ducasse (Poésies II, maxime 139), réécrivant Vauvenargues, 140.
Voir maxime 139.
159
Les trois points terminateurs me font hausser les épaules de pitié. A-t-on besoin de cela pour prouver que l’on est un homme d’esprit, c’est-à-dire un imbécile ? Comme si la clarté ne valait pas le vague, à propos de points !
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LES CHANTS DE MALDOROR
CHANT PREMIER
chant 1
strophe 1
Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenumomentanément féroce comme ce qu'il lit, trouve, sans sedésorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers lesmarécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison;car, à moins qu'il n'apporte dans sa lecture une logiquerigoureuse et une tension d'esprit égale au moins à sadéfiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberontson âme comme l'eau le sucre. Il n'est pas bon que tout lemonde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seulssavoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âmetimide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landesinexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant.Écoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrièreet non en avant, comme les yeux d'un fils qui se détournerespectueusement de la contemplation auguste de la facematernelle; ou, plutôt, comme un angle à perte de vue degrues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l'hiver,vole puissamment à travers le silence, toutes voilestendues, vers un point déterminé de l'horizon, d'où tout àcoup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête.La grue la plus vieille et qui forme à elle seulel'avant-garde, voyant cela, branle la tête comme unepersonne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu'ellefait claquer, et n'est pas contente (moi, non plus, je ne leserais pas à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni deplumes et contemporain de trois générations de grues, seremue en ondulations irritées qui présagent l'orage quis'approche de plus en plus. Après avoir de sang-froidregardé plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux quirenferment l'expérience, prudemment, la première (car,c'est elle qui a le privilége de montrer les plumes de saqueue aux autres grues inférieures en intelligence), avecson cri vigilant de mélancolique sentinelle, pour repousserl'ennemi commun, elle vire avec flexibilité la pointe dela figure géométrique (c'est peut-être un triangle, mais onne voit pas le troisième côté que forment dans l'espace cescurieux oiseaux de passage), soit à bâbord, soit à tribord,comme un habile capitaine; et, manoeuvrant avec des ailesqui ne paraissent pas plus grandes que celles d'un moineau,parce qu'elle n'est pas bête, elle prend ainsi un autrechemin philosophique et plus sûr.
Accès aux Oeuvres complètes de DUCASSE-LAUTRÉAMONT :