mardi 16 février 2010

DADA-BERLIN : INTERNATIONAL DADA-MESSE, 1920 (II)

George GROSZ & John HEARTFIELD. Leben und trieben im Universal-City, 12 Uhr 5 Mittags, 1919, photomontage




Introduction à la Première Foire Internationale Dada (juin 1920)


« Un jour, la photographie évincera et remplacera la peinture dans sa totalité. »

WIERTZ

« Si un artiste se servait de la photographie comme on doit s’en servir, il s’élèverait à des hauteurs dont on n’a pas l’idée. »

DELACROIX

« Le soleil, la lune et les étoiles existent encore, bien que nous ne leur adressions plus nos prières. S’il existe un art immortel, il ne peut pas mourir du fait que le culte de l’art a été renversé. »

Wieland HERZFELDE



La peinture avait autrefois pour objectif déclaré de transmettre aux hommes le spectacle des choses - paysages, animaux, constructions. etc, - qu’ils ne pouvaient voir de leurs propres yeux. Aujourd’hui, la photographie et le cinéma assument cette mission et l’accomplissent incomparablement mieux que les peintres de tous les temps.

Mais la peinture n’est pas morte avec la perte de son objectif, elle s’en est, au contraire, cherché de nouveaux. Depuis, toutes les recherches artistiques se résument, quelle que soit leur diversité, dans le fait qu’elles ont toutes tendance à s’émanciper de la réalité.

Le dadaïsme est la réaction à toutes ces tentatives de désaveu du réel qui ont été la force motrice des impressionnistes, des cubistes, comme des futuristes (dans la mesure où ceux-ci n’ont pas voulu capituler devant le cinéma) ; cela dit, le dadaïste n’entend nullement entrer en concurrence avec l’appareil photographique ou même lui insuffler une âme en privilégiant (comme les impressionnistes) la plus mauvaise lentille qui soit, l’oeil humain, ou en retournant l’appareil (comme les expressionnistes) et en se contentant de représenter en permanence le monde enfermé dans sa propre poitrine.

Les dadaïstes disent : si l’on a autrefois dépensé énormément de temps, d’amour et d’efforts pour peindre un corps, une fleur, un chapeau, une ombre portée, etc., il nous suffit aujourd’hui de prendre les ciseaux et, utilisant des peintures et des représentations photographiques, de découper toutes les choses dont nous avons besoin. S’il s’agit d’objets de moindre importance, nous n’avons nullement besoin de leur représentation et nous prenons les objets eux-mêmes, par exemple des couteaux de poche, des cendriers, des livres, etc., bref des objets fort bien peints dans les musées d’art ancien, mais qui ne sont justement que des peintures.

À cet endroit, la célèbre question se pose: oui, mais le contenu, l’esprit ? Au cours des siècles, la répartition inégale des contingences de l’existence et de l’évolution a produit dans le domaine de l’art, comme dans tous les autres domaines, des situations extraordinaires: d’un côté, une bande de gens dont on dit qu’ils ont du talent, qu’ils sont capables et qui, en partie grâce à un entraînement de plusieurs dizaines d’années, en partie grâce à des protections et une bonne position, et aussi en partie grâce à des prédispositions héréditaires, ont ramené à eux le monopole de tout ce qui concerne l’évaluation esthétique; et de l’autre, la foule de ceux dont les besoins naïfs et modestes d’imagination, d’images, de communication et de transformation constructive des phénomènes environnants sont réprimés par cette bande d’individus qui donnent le ton. Un jeune homme, aujourd’hui, s’il ne veut pas renoncer à la formation et au développement de ses dispositions originelles, doit se soumettre au système autoritaire qui régente l’éducation artistique et le jugement public en matière esthétique. À l’inverse, les dadaïstes disent que fabriquer des tableaux n’est pas un geste important et que, si cela doit pourtant se faire, il ne faut surtout pas privilégier une position de force, ni permettre que les spécialistes d’une orgueilleuse guilde viennent avec leur arrogance altérer le besoin d’activité créatrice des larges masses. Sur cette base, le contenu des images et des productions dadaïstes peut être extraordinairement varié, de même que les moyens employés. En soi, est dadaïste toute production qui s’élabore à l’abri des influences, dans l’indifférence des instances publiques et de leurs systèmes d’évaluation, dans la mesure où le descriptif, réfractaire à l’illusion, agit en répondant au besoin de faire avancer, en le décomposant, un monde contemporain que se trouve manifestement en état de dissolution, de métamorphose. Le passé n’a d’importance et n’est déterminant que dans la mesure où il faut en combattre le culte. Sur ce point, les dadaïstes sont d’accord ; ils disent que ce que l’antiquité, le classicisme, tous les « grands esprits » ont créé ne doit pas être évalué (si ce n’est selon des critères scientifico historiques) en fonction de l’époque où les œuvres ont été créées, mais comme si elles l’étaient aujourd’hui. Et personne ne mettra en doute le fait qu’aucun homme, aujourd’hui – fût-il, pour employer le langage des arts, un génie – ne peut créer des œuvres dont les prémices remontent à des siècles, des millénaires en arrière. Les dadaïstes s’attribuent le mérite d’être les champions du dilettantisme car, en art, le dilettante n’est rien d’autre que la victime d’une conception du monde aristocratique, orgueilleuse et pleine de préjugés. Les dadaïstes se reconnaissent pour unique programme le devoir de donner pour contenu à leurs images l’événement présent tant sur le plan du temps que du lieu, raison pour laquelle ils prennent comme source de leurs productions non pas les Mille et une nuits ou les Tableaux indochinois mais les magazines illustrées et les éditoriaux de presse.

Wieland HERZFELDE, « Zur Einführung », Erste Internationale Dada-Messe, Berlin, Otto Burchard, Der Malik-Verlag, juin 1920 (Reproduit dans Olivier Lugon, La photographie en Allemagne. Anthologie de textes. (1919-1939), Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1997)