jeudi 11 février 2010

FRANCIS PICABIA (I)

Francis PICABIA. La Procession à Séville. 1912, 120 X 120

Francis PICABIA. Udnie, 1913, 300 X 300, Paris, Musée national d'art moderne

Francis PICABIA. Très rare tableau sur la terre. 1915, huile et peinture métallique sur toile, feuilles d'argent et feuilles d'or sur bois, 125.7 x 97.8. New York, The Solomon R. Guggenheim Museum



Francis PICABIA. Portrait d'une jeune fille américaine dans l'état de nudité et J'ai vu,
291, No. 5–6, pp. 2–4, 1915

Francis PICABIA, Danse de Saint-Guy (Tabac-Rat), 1919, Carton, encre, ficelle, bois, 104 X 87, Paris, Musée national d'art moderne

Francis PICABIA. Page 6 de 391, numéro 14, Paris, novembre 1920

Francis PICABIA. Page 11 de Cannibale, numéro 1, Paris, 25 avril 1920

Francis PICABIA. L'Oeil cacodylate, 1921, Paris, Musée national d'art moderne (Consulter : http://dadaparis.blogspot.com/2005_06_09_dadaparis_archive.html )


Francis PICABIA. Optophone I, 1922

Eric Satie, Francis Picabia, Rene Clairet Jean Biorlin. 


Image d'Entr'acte (film, 1924, destiné à être diffusé à l'entracte de « Relâche », ballet dadaïste de Jean BÖRLIN & Francis PICABIA au Théâtre des Champs-Élysées - Réalisation : René CLAIR ; Image : Jimmy BERLIET ; Scénario : René CLAIR & Francis PICABIA ; Production : Les Ballets Suédois) : Marcel DUCHAMP et MAN RAY jouant aux échecs sur un toît de Paris :

« Dès l'apparition des premières images, une rumeur formée de petits rires et de grondements confus s'exhala de la foule des spectateurs dont un léger frémissement parcourut les rangs. PICABIA qui avait souhaité entendre crier le public eut tout lieu d'être satisfait. Clameurs et sifflets se mêlaient aux mélodieuses bouffoneries de SATIE qui, sans doute, appréciait en connaisseur le renfort sonore que les protestataires apportaient à sa musique. La danseuse à barbe et le chameau funéraire furent accueillis comme il convenait et quand toute la salle se sentit emportée par le scenic-railway de Luna-Park, des hurlements mirent à leur comble le désordre et notre plaisir.(...) Ainsi naquit, dans le son et la fureur, ce petit film dont la fin attira autant d'applaudissements que de huées et de sifflets. » René CLAIR


***

Francis Picabia naît à Paris le 22 janvier 1879, 82 rue des Petits Champs ; c'est dans cette même maison qu’il meurt, le 30 Novembre 1953 (aujourd'hui rue Danielle Casanova).

Durant les soixante-quatorze années de sa vie, Picabia explore la plupart des mouvements artistiques de son temps, un exploit aussi exceptionnel que l’époque elle-même.

Si son enfance est confortable d’un point de vue matériel, elle est perturbée affectivement. « Entre ma tête et ma main, » dit-il en 1922, « il y a toujours l’image de la mort. » Jeune, il est l’enfant terrible, plus tard il devient le parfait rastaquouère, le blagueur ou l’aventurier étincelant : c’est la façade publique de sa personnalité complexe.

Enfant unique, François Marie Martinez Picabia est le fils d’un espagnol né à Cuba, Francisco Vicente Martinez Picabia, et d’une française, Marie Cécile Davanne, mariage de l’aristocratie espagnole et de la bourgeoisie française. Picabia a sept ans quand sa mère meurt de la tuberculose. Un an plus tard, sa grand-mère maternelle disparaît à son tour ; l’enfant se retrouve seul avec son père, Consul de Cuba à Paris, son oncle célibataire, Maurice Davanne, conservateur de la bibliothèque Sainte-Geneviève, et son grand-père, Alphonse Davanne, riche homme d’affaires et fervent photographe amateur. Francis échappe à la solitude et à l’ennui de cette “maison sans femme” grâce au dessin et à la peinture.

A son grand-père, qui prédit que la photographie finira par remplacer la peinture, Picabia rétorque : « Tu peux photographier un paysage, mais pas les idées que j'ai dans la tête. » un thème fondamental qui rassemble les convictions esthétiques de Picabia, parmi les plus hétérodoxes de ce siècle.

Très tôt, il fait preuve d'une grande indépendance de caractère ; simultanement, son talent artistique s'affirme. Après une scolarité tumultueuse, Picabia commence son apprentissage en 1895 à l’Ecole des Arts décoratifs où il est l’élève de Cormon, Humbert et Wallet. Braque et Marie Laurencin sont ses camarades de classe. En 1899 Picabia fait ses débuts au Salon des Artistes Français avec le tableau Une rue aux Martigues. Ce n’est qu’après 1902 qu’on ressent dans la peinture de Picabia l’influence de Pissarro, et surtout celle de Sisley. C'est alors que commence sa période impressionniste. Il expose au Salon d’Automne et au Salon des Indépendants, ainsi qu’à la galerie d’avant-garde de Berthe Weill. Succès et notoriété ne tardent pas. Picabia signe un contrat avec la prestigieuse Galerie Haussmann. En 1905, le propriétaire de la galerie, Danthon, organise la première de trois expositions consacrées à Picabia ; c’est le debut d'une période prolifique durant laquelle il perfectionne sa technique impressionniste. L’approche de Picabia est en adéquation avec les concepts symbolistes-synthésistes de la fin du XIXème siècle : l’art n’est pas considéré comme une reproduction de la nature mais plutôt comme l’expérience émotionnelle de l’artiste face à celle-ci, exprimée de façon subjective dans une synthèse de formes et de couleurs.
Alors que sa réputation est bien établie après son exposition à la galerie Georges Petit en 1909, Picabia abandonne le passé et la place prestigieuse qu’il y occupe déjà pour s’embarquer dans l’aventure de l’art moderne. La même année il épouse Gabrielle Buffet, une jeune musicienne d’avant-garde, qui sera pour lui un stimulant intellectuel tout au long de sa vie. Ses deux dessins abstraits de 1908 préfiguront son tableau abstrait de 1909, Caoutchouc. C’est la première de nombreuses ruptures, qui caractérisent à la fois l'œuvre et la vie de Picabia, bien qu'il attende 1912 pour explorer cette nouvelle voie. Jeune artiste de trente ans, il est rejeté par l’ensemble des galeries réputées, leur clientèle et par la critique. Le coup de grâce est donné par Danthon, en mars 1909 à l’Hôtel Drouot, quand il vend aux enchères plus d’une centaine de tableaux impressionnistes de Picabia.

Entre 1909 et 1914, Picabia se frotte aux “ismes” du début du siècle : Fauvisme, Futurisme, Cubisme et Orphisme . Il poursuit son exploration du nouveau langage visuel du modernisme. « Picabia a lancé pendant les années qui précèdent immédiatement la guerre de 1914 », écrit Marc Le Bot dans sa thèse, Francis Picabia et la crise des valeurs figuratives, « plus d'idées neuves qu’aucun autre artiste d’avant-garde. Il aurait été cubiste comme Braque et Picasso, orphique comme Delaunay et il aurait de surplus inventé l'art abstrait, sans jamais consentir à exploiter systématiquement aucune de ces formules. »

C’est le rite de passage entre le Néo-Impressionnisme et des formes plus simples, plus radicalement abstraites. Durant toute cette période, Picabia est à la recherche de son propre langage pour transcrire son état intérieur. Il expose régulièrement dans les salons, depuis ses œuvres de tendance fauve de 1911 jusqu’aux toiles, cubistes de base, de l’année suivante. Dans les salons de 1911, il expose Printemps et Adam et Eve, parmi d'autres oeuvres. L'année suivante, il présente des tableaux bien plus abstraits, dont Tarantelle et Port de Naples, au Salon de la Société Normande ; Danses à la Source I et La Source au Salon d’Automne ; et enfin, à la Galerie la Boëtie, des tableaux tels que Procession à Séville et Danses à la Source II, oeuvres totalement non-figuratives.

Picabia devient membre de la Société Normande de Peinture Moderne où il entre en contact avec l’avant-garde parisienne. Il se joint aussi au Groupe de Puteaux de Duchamp-Villon. 1910-1911 marque le début d’une amitié qui durera toute sa vie avec Marcel Duchamp, pour qui Picabia est une force libératrice. L’année 1911 est aussi celle de sa rencontre fructueuse avec Apollinaire. Picabia joue un rôle important alors qu’il plaide en faveur d’un art plus abstrait à la Section d’Or, au Salon de la Société Normande, ainsi que plus tard avec l'Orphisme, la création théorique d’Apollinaire, basée sur une peinture “pure” et ses analogies musicales. 1913 est une année phare dans l’histoire de l’art moderne : le Armory Show (l’Exposition Internationale de l’Art Moderne) se déroule à New York.

Picabia s’y rend avec sa femme Gabrielle en tant qu’ambassadeur et porte-parole de l’avant-garde européenne ; il devient tout de suite célèbre. A l’Armory Show il expose quatre tableaux de 1912 : Danses à la Source I, Procession à Séville, Paris et Souvenir d'Italie à Grimaldi. A la presse, Picabia explique qu’il « peint son âme sur la toile » et que dans ses tableaux, « le public ne doit pas chercher un souvenir 'photographique' d’une impression visuelle ou d’une sensation, mais il doit les regarder comme une tentative pour exprimer le plus pur de la réalité abstraite de la forme et de la couleur considérées en elle-mêmes. » A l’exception des plus éclairés, les critiques sont mitigés, de nombreux journalistes qualifiant ses “harmonies de couleurs” de “danger pour l’art”, de “canular”, de “complot”.
La visite à New York qui devait durer deux semaines, dure près de six mois. Gabrielle Buffet-Picabia écrit dans son livre, Aires Abstraites, « ...que la confrontation de l’art moderne européen avec le Nouveau Monde et même la présence de Picabia aux Etats-Unis et plus tard celle de Marcel Duchamp ont délivré les artistes et intellectuels de l’obsession de la tradition académique européenne et leur ont fait prendre conscience de leur génie personnel. » Picabia rencontre le photographe Alfred Steiglitz et son groupe d’amis, des artistes qui se réunissent à la Galerie 291 (au numéro 291 de la 5ème Avenue), où il expose une série de grandes aquarelles réalisées dans sa chambre de l’Hôtel Brevoort. De même qu’il laisse son empreinte dans la ville, New York marque Picabia de façon indélébile ; son extrême modernité, paradigme de l’esprit de la révolution industrielle, illustre ses idées progressistes : ici, les machines tournent sans répit. En 1913 Picabia déclare, « New York est la seule ville cubiste au monde... la cité futuriste. Elle exprime la pensée moderne dans son architecture, sa vie, son esprit. » Cette inspiration le conduit à réaliser des oeuvres comme Danseuse étoile sur un Transatlantique, Chanson nègre et les nombreux New York. De retour à Paris en 1913, Picabia expose deux autres tableaux importants au Salon d’Automne, Edtaonisl (Ecclésiastique) et Udnie. Durant cette période il peint également Catch as catch can et Culture physique . Entre 1913 et 1914 il crée des oeuvres telles que “Petit ” Udnie, Impétuosité française et Je revois en souvenir ma chère Udnie.

Alors, la machine infernale explose : 1914, la Première Guerre Mondiale. Grâce à des relations de sa famille, Picabia militaire part en mission à Cuba en Mai 1915, mission qu’il abandonne lors d’une escale à New York. Il reprend contact avec ses amis de la Galerie 291, Steiglitz et Marius de Zayas, avec Marcel Duchamp et avec le salon de Walter Arensberg, grand ami des arts. Dans un article du New York Tribune d’octobre 1915, intitulé “Les artistes francais stimulent l'art Americain”, Picabia écrit : « La machine est devenue plus qu’un simple instrument de la vie humaine. Elle est réellement une part de la vie humaine. Je me suis approprié de la mécanique du monde moderne et je l'ai introduite dans mon atelier... » Plus loin il affirme vouloir travailler jusqu'à ce qu'il atteigne “le sommet du symbolisme mécanique”. Dans la revue 291 (issue de la Galerie 291), il publie une série de “portraits-objets” comme celle d'Alfred Steiglitz réprésenté en appareil photographique, le portrait d'une Jeune fille américaine vu comme une bougie de moteur (l'allumeuse) et le dessin Fille née sans mère (quintessence de la machine, créée par l'homme à son image). L'utilisation du vocabulaire symbolique des machines mène à une période “mecanomorphique” plus élaborée où les engins sont soustraits de leur contexte habituel pour devenir des objets purs, souvent érotisés.

En 1916, Picabia expose une nouvelle série de tableaux mécaniques à la Modern Gallery, nouvelle entreprise du groupe 291, dirigée par Marius de Zayas, dont Très rare tableau sur la terre, Machine sans nom et Voilà la femme. A cause de ses excès à New York, des signes de neurasthénie apparaissent, suivis d'une dépression nerveuse. Durant les dix mois qui suivent, Picabia passe son temps entre Barcelone et New York, cherchant à échapper à la guerre. Alors qu’il réside temporairement à Barcelone en compagnie de ses amis expatriés, Marie Laurencin, Gleizes, Cravan et Charchoune, il se met sérieusement à la poésie. En 1917 Picabia publie son premier recueil de poèmes sous le titre Cinquante-deux miroirs. La même année il publie 391, en souvenir de la revue de Steiglitz, 291, qui devient le forum personnel de Picabia, dans l’esprit provocateur de Dada. 391 a une durée de vie de sept ans. Il s’éteint en 1924 après dix-neuf publications.

Au printemps 1917, tandis que l’Amérique déclare la guerre à l’Allemagne, Picabia fait son dernier voyage à New York où ses activités principalement dadaïstes sont concentrées autour de Duchamp et Arensberg. De retour à Paris en octobre, Picabia voit sa santé se détériorer et sa vie privée s'assombrir. La même année, il rencontre Germaine Everling qui deviendra bientôt sa compagne dévouée. L’année suivante, il part en Suisse pour une période de convalescence pendant laquelle ses médecins lui interdisent de peindre. Il écrit fiévreusement : Poèmes et dessins de la fille née sans mère, L’Athlète des pompes funèbres et Râteliers platoniques. Picabia est aussi en contact avec Tristan Tzara et des Dadaïstes de Zurich. En 1919, après dix ans et quatre enfants, Picabia se sépare de sa première femme et s’embarque pour une nouvelle aventure avec Germaine Everling et les Dadaïstes.

Bien qu’étant dans l’esprit dada dès 1913, avec Duchamp à New York, Picabia prépare désormais le passage à l’âge adulte du mouvement à Paris. Sous l'influence de Picabia, alias “Funny Guy”, tout devient pour Dada objet de dérision : l’art, les artistes, la religion, le nationalisme. Il devient anti-tout, aussi anti-bourgeois qu'anti-communiste. « Les artistes se moquent de la bourgeoisie, soi-disant; moi je me moque de la bourgeoisie et des artistes,» dit Picabia en 1923. Le jeu est ingénieux, furieusement drôle, et le scandale éclatant. Et pourtant, il tourne vite court pour Picabia. A quarante ans, “Papa-Dada” est toujours un éternel solitaire.

« La seule façon d’être suivi est de courir plus vite que les autres. »

Picabia rencontre les Dadaïstes en compagnie de Gabrielle à Zurich en 1919 ; plus tard la même année, ils se réunissent à Paris dans l’appartement qu’il partage maintenant avec Germaine Everling. Avant la grande saison dada de 1920, Picabia le polémiste publie de nombreux écrits d’avant-garde, en particulier dans la revue d’André Breton, Littérature, dans la revue Dada et dans sa propre revue, 391. Il publie aussi Pensées sans langage et scandalise une fois de plus le Salon d’Automne avec L’enfant carburateur et Parade amoureuse, parmi d’autres, qui sont des exemples de son style mécanique, inédit à Paris.

En 1920, c’est la Belle époque pour Dada à Paris : à sa tête, Tristan Tzara, André Breton et Picabia. Le Tout Paris danse à son rythme. C’est une année riche en idées, en “happenings”, en expositions, ouvrages, articles et revues, dont Cannibale, la dernière de Picabia. A la richesse de la poésie dada, il contribue avec Unique eunuque et Jésus Christ Rastaquouère. Les œuvres de Picabia les plus caractéristiques de Dada sont exposées cette année-là, provoquant de nouveaux scandales : il s’agit du Double monde, de La Sainte Vierge et de Portrait de Cézanne, œuvre montrant un singe empaillé accroché à une toile.

En 1921, avant même que ce groupe tapageur n'ait pu connaître une deuxième saison à Paris, des conflits internes apparaissent et créent de sérieuses dissensions au sein des Dadaïstes. Ce qui a commencé comme un élan de protestation contre l'hypocrisie de tout système créé par les hommes, tragiquement illustré par la Première Guerre Mondiale, devient lui-même un système. C’est une situation intolérable aux yeux de Picabia qui se sépare des Dadaïstes, en particulier de Tzara et Breton, en 1921 : dans une édition spéciale de 391, Pilhaou-Thibaou, il les attaque violemment et dénonce « la médiocrité de leurs idées maintenant conformistes. » Dans ses adieux, Picabia répète que « l’esprit dada n’a vraiment existé qu’entre 1913 et 1918... En voulant se prolonger, Dada s'est enfermé en lui-même... Dada, voyez-vous, n’était pas sérieux... si quelques-uns maintenant le prennent au sérieux, c’est parce qu’il est mort ! ». Dans le même article, ses derniers mots sont célèbres : « Il faut être nomade, traverser les idées comme on traverse les pays et les villes. »

Avant son départ pour le sud de la France en 1925, qui est encore une autre rupture dans sa vie et son œuvre, Picabia offre encore à Paris quelques “scandales” mémorables : Au Salon des Indépendants de 1921, c’est L’Oeil cacodylate et au Salon d’Automne, Le double monde et les yeux chauds, accompagnés de la devise ironique, « L’oignon fait la force. » Des trois œuvres proposées pour le Salon des Indépendants de 1922, Danse de Saint-Guy, Chapeau de paille et La veuve joyeuse, les deux derniers sont refusées, ce qui provoque un nouveau scandale. La même année, Picabia et Germaine Everling se retirent des “folies parisiennes” dans la lointaine banlieue de Tremblay-sur-Mauldre, où il peint La nuit espagnole et La Feuille de vigne, présentés au Salon d’Automne cette année-là, et comparables dans le style à Dresseur d’animaux, l’année suivante. En 1922, il expose aussi à la Galerie Dalmau à Barcelone, des oeuvres très épurées de son dernier style mécanique dont les titres renvoient à leurs sources : des machines illustrées dans La Science et La Vie. A côté, sont exposées ses Espagnoles bien-aimées, seul sujet qu’on retrouve presque tout au long de l’œuvre de Picabia.
1923 est une autre année prolifique. Au Salon des Indépendants, Picabia expose une série unique d’œuvres basées sur la recherche optique, Volucelle, Volumètre et Optophone. Paul Eluard écrit, « la plus mauvaise place du Salon a été comme d’habitude réservée à Francis Picabia. Volucelle participe de sa dernière manière si originale et puissante. C’est un plaisir d'apercevoir du bas de l'escalier ce grand tableau lumineux, léger et mobile. » En mai, Picabia expose essentiellement des œuvres impressionnistes et des sujets espagnols chez son premier marchand, Danthon. En réponse à une critique du journaliste Roger Vitrac qui trouve non seulement ridicule de peindre des Espagnoles, mais encore plus de les exposer, Picabia répond ironiquement : « Mais je trouve que ces femmes sont belles, et comme je n’ai aucune spécialité en tant que peintre, ni en tant qu’écrivain, je ne crains pas de me compromettre avec elles vis-à-vis de l’élite pas plus que je n’ai peur de me compromettre, en d’autres circonstances, vis-à-vis des imbéciles ! » Dans un autre article, il se moque :
« Je trouve qu’il en faut pour tous les goûts. Il y a des gens qui n’aiment pas les machines : je leur propose des Espagnoles. S’ils n’aimaient pas les Espagnoles, je leur ferai des Françaises... Oui, je fait la peinture pour la vendre. Et je suis étonné que ce soit ce que j’aime le mieux qui se vende le moins. »
Cette année et la suivante, Picabia s’attèle à ce que l'on nomme les collages dada du début des années vingt, tels que Femme aux allumettes et Centimètres, composés d’allumettes, de règles, de plumes, d'épingles à cheveux -- tout ce qui lui tombe sous la main.

Après avoir soutenu André Breton et le Congrès de Paris contre Tzara dans un pamphlet, La Pomme des Pins, en 1924, Picabia déclare à nouveau la guerre à Breton et aux Surréalistes dans une nouvelle série de 391. Les quatre dernières publications de la revue sortent cette année-là, alors qu'il achève son autobiographie romancée, Caravansérail (qui ne sera publiée qu'en 1975 chez Pierre Belfond).

Dans une diatribe contre le Surréalisme, il en parle comme d’un mouvement fabriqué. « Des œufs artificiels ne font pas des poules, » lance t-il. L’Instantanéisme de Picabia, rival sans lendemain du surréalisme, engendre Relâche, un ballet “instantanéiste” de “mouvement perpétuel” et Entr’acte. Relâche est produit par Rolf de Maré et les Ballets Suédois, avec une choréographie de Jean Borlin et une musique d’Erik Satie. Le court-métrage Entr'acte est écrit par Picabia et réalisé par René Clair. Cette “interlude” entre les deux actes du ballet burlesque est un instantané parfait entre Dadaïsme et Surréalisme. Alors qu’il écrit le scénario d’une nouvelle farce, Ciné-Sketch, qui n’est présentée qu’une fois, le soir du réveillon pour la nouvelle année 1925, “Funny Guy” fait ses adieux à Paris.

Picabia demeure vingt ans sur la Côte d’Azur. Mais l’écho du “rastaquouère” absent résonne encore dans la capitale, grossi par ses fréquentes visites et expositions, ainsi que par le bruit de la légende que faisait courir sur lui son style de vie méditerranéen. Sa première étape est Mougins, situé dans les collines derrière Cannes, où il fait construire le Château de Mai dans lequel il s’installe avec Germaine Everling, son fils Michel Corlin et leur fils Lorenzo, né en 1919. C'est alors qu'entre en scène Olga Mohler, une jeune suissesse de vingt ans engagée d’abord comme gouvernante pour Lorenzo.

Les tableaux baptisés les “Monstres” (masqués de nez pointus, d’un œil, comme La femme au monocle, ou aux multiples yeux) ont fait leur apparition dès 1924. Il y a des caricatures de sujets empruntés à des peintres classiques, comme Les Trois Grâces du célébre tableau de Rubens, La femme au chien des gravures de Dürer, ou Nu fantastique, d'après le fresque du plafond de la Chapelle Sixtine de Michel-Ange. Ou encore, des couples d'amoureux vibrants de voluptueuse peinture ripolin comme Jeunes mariés et Le baiser, et d'autres dans une ambiance de fête, couverts de serpentins et de confetti comme Carnaval et Mi-Carême. Tous ces personnages sont des déformations de cartes postales romantiques de l'époque.

La notoriété éblouissante de Picabia le suit à Cannes où il s’impose rapidement comme la célébrité locale au Casino et à ses Galas. Les visites fréquentes de ses amis parisiens comme Jacques Doucet, Marthe Chenal, Pierre de Massot et Marcel Duchamp entretiennent sa “vie mondaine”. En 1926, quatre-vingt Picabia sont vendus aux enchères à l’Hôtel Drouot provenant prétendument de la collection personnelle de Marcel Duchamp, son vieux complice.

L’année suivante, Picabia administre les derniers sacrements à Dada ; il signe dans Comoedia un article cinglant intitulé “Picabia contre Dada ou le retour à la raison.” Il clâme avec insistance que « l’art ne peut pas être démocratique » ce qui est conforme à sa doctrine de toujours : « la Nature est injuste ? Tant mieux, l’inégalité est la seule chose supportable, la monotonie de l’égalité ne peut nous mener qu’à l’ennui. »

Après un voyage à Barcelone pendant l’été 1927 avec Olga Mohler et Lorenzo, le Château de Mai se transforme en un “château à trois” très agité, et ce jusqu’en 1933, date à laquelle Picabia s'installe avec Olga sur son nouveau yacht, Horizons II, astucieusement ancré en face du Casino dans le port de Cannes. Des figures de fresques romanes de Catalogne apparaissent maintenant dans ses tableaux, précurseurs d’une nouvelle ère, celle des “transparences”. Lorsqu’elles sont présentées à Paris en octobre 1928 dans la Galerie Théophile Briant, le critique de cinéma Gaston Ravel en parle comme du “sur-impressionnisme” : il fait référence à la simultanéité d’images de film superposées, à une impression de “troisième dimension sans recours à la perspective”, comme Duchamp les décrit plus tard. Les sujets ont souvent comme point de départ des figures classiques de Botticelli ou de Piero della Francesca, ou encore de la statuaire antique et portent des titres empruntés à la mythologie ou à la Bible, parfois tout simplement inventés : Minos, Mélibée, Adam et Eve, Judith, Lodola, Ridens par exemple. Ses sources iconographiques sont les reproductions imprimées : « Mon père avait une énorme malle remplie de livres d'art dans son atelier» raconte son fils, Lorenzo.

Ce nouveau style s’épanouit alors que Picabia entame une nouvelle période de sa vie privée. Là encore, on comprend l’importance de la “femme” ou de l’aventure amoureuse elle-même . Une rupture en accompagne alors une autre : tout d’abord, ce fut Gabrielle Buffet, brillant catalyseur au moment de la rupture avec l’Impressionnisme et du mariage avec le modernisme ; plus tard, Germaine Everling, irrésistible partenaire de Picabia dans sa vie mondaine à Paris pendant l’aventure Dada, et dans sa retraite vers le Midi ; maintenant, c’est Olga Molher, compagne plus que compréhensive qui partage cette aventure passionante des vingt-cinq dernières années de la vie de Picabia. Il vit avec elle une véritable “lune de miel”. C’est à cette période que se développent ses transparences Néo-Romantiques : encore une fois, son art est le reflet de sa vie.

L’année 1930 est l’occasion d’une rétrospective commémorative organisée par Léonce Rosenberg à Paris “30 ans de peinture ” qui comprend de nombreuses transparences. C’est un trait caractéristique de Picabia dont les opinions sont constamment changeantes : Léonce Rosenberg, qu’il avait vilipendé du temps du Dadaïsme, est désormais son principal marchand. Celui-ci fait l’éloge du travail de l’artiste, dans la préface du catalogue de l’exposition : « les transparences sont l’association entre le visible et l’invisible... c’est cette notion du temps, ajoutée à celle de l’espace, qui constitue précisément la doctrine de votre art. Au-delà de l’instantanéité, vers l’infini, tel est votre idéal. » L’artiste écrit dans le même catalogue, sur un ton moins spirituel, « 'Picabia a fait trop de blagues avec ses tableaux !' voilà... ce que certaines personnages trouvent dans le fond de sac de leur acrimonie... Et moi, je dis : on a fait trop de blagues avec la peinture de Picabia! Mon inquiétude a été transformée en plaisanterie!... Mon anxiété maladive m’a toujours poussé vers l’inconnu... j'ai travaillé des mois et des années en me servant de la nature, en la copiant, la transposant. Maintenant, c’est MA nature que je copie, que je tache d’exprimer. » Et il écrit : « mon cher Léonce Rosenberg : 'On peut bluffer les hommes mais non le temps...' »

Cette année est aussi marquée par une série de Galas au Casino de Cannes, brillamment organisées par Picabia ; “La nuit tatouée ” et “Le bal des Cannibales ” comptent parmi les plus illustres. Entre 1930 et 1932, il multiplie ses voyages à Paris, ainsi que ses achats de nouvelles voitures et de nouveaux bateaux. Picabia a possèdé 127 “machines”, parmi lesquelles les modèles de luxe de l’époque, la Mercer, la Graham Paige, la Rolls Royce.

Il illustre parfaitement son aphorisme : « J’ai toujours aimé m’amuser sérieusement. » A cette époque, Picabia renoue avec Gertrude Stein. Le soutien moral et intellectuel qu’elle lui donne se transforme en chaleureuse amitié lors des visites annuelles que Picabia et Olga font à Bilignin. En 1932, elle écrit « ... les surréalistes sont une vulgarisation de Picabia au même titre que Delaunay et ceux qui l’ont suivi, les futuristes, étaient une vulgarisation de Picasso. » Elle appelle Picabia “le Léonard de Vinci de ce mouvement”. Elle l’estime non seulement parce qu’ils partagent les même vues sur l’art, mais à cause de ses origines espagnoles, fermement convaincue que les seuls peintres importants du XXème siècle sont espagnols, comme Juan Gris, Miró et Picasso car, comme elle l’explique, ils sont doués de toutes ces qualités : “extravagance, excès, cruauté, superstition, mysticisme” et n’ont aucun “sens du temps”.

En 1933, se produit l’inévitable : Germaine Everling rompt définitivement avec Picabia et quitte le Château de Mai (qui sera vendu deux ans plus tard). Après cette période mondaine et mouvementée, Picabia mène une vie plus solitaire et travaille intensément.

En 1935, il réalise un ensemble de toiles qui représentent des allégories néo-classiques pour une exposition à Chicago, dont il détruira la plupart par la suite. Les années suivantes sont marquées par une grande diversité dans l'oeuvre de Picabia : toiles naturalistes, figuratives ; nouvelles superpositions dans des dominantes de tons verts ; paysages qui rappellent sa période impressionniste et fauve ; incursions dans l'abstraction géométrique, et enfin un hommage à la Guerre d'Espagne avec le puissant tableau, La révolution espagnole de 1937.

Face à la Deuxième Guerre Mondiale, son attitude demeure tout aussi individualiste et provocatrice, au point que son “esprit dada” et ses positions apolitiques lui créeront des difficultés lors de la Libération. A partir de 1939, les ennuis se multiplient. Le train de vie de Picabia s’est considérablement réduit : le yacht et les voitures sont remplacés par un petit appartement à Golfe Juan et un vélo. Et pour la première fois, il vit principalement des revenus que lui assurent la vente de ses tableaux. En 1940, il épouse Olga Mohler (il était divorcé de Gabrielle Buffet depuis 1930 et n'avait jamais épousé Germaine Everling).

Les dernières années passées sur la Côte d’Azur voient naître une série de tableaux d'un réalisme appuyé -- et d'un faux académisme. Pendant ces années difficiles, Picabia, en dépit de son “incorrigible pessisme”, se raccroche à la vie en peignant des nus et d'autres sujets d'imagerie populaire. Mais cette fois-ci, il trouve ses sources dans les photographies noir et blanc de revues érotiques des années trentes. « Ma peinture est de plus en plus l'image de ma vie et de la vie mais une vie qui ne veut et ne peut regarder le monde dans ce qu'il a de cupide et de monstrueux -- Tout ce qui a été moral en art est mort, heureusement ! c'est le seul service que le cataclysme qui nous entoure a rendu. » Il peint des tableaux comme Femmes au bull-dog, Femme au serpent , Montparnasse , Deux nus ou même Adoration du veau et Pierrot pendu. En réponse à ceux qui prétendent que les motivations de l'artiste à peindre les nus sont seulement commerciales, Olga Picabia affirme que « Francis a toujours peint ce qu’il voulait, bien avant que le marchand venu d’Alger, ou d’ailleurs, arrive pour acheter ses toiles. » Pendant la même période à Cannes, il expose des “tableaux de poches” avec le sculpteur Michel Sima (1942) et l'année suivante il figure dans une exposition en compagnie - très inattendue - de Bonnard et Matisse.

Son comportement provocateur à l’égard de la collaboration aussi bien qu’à l’égard de la Résistance lui vaut, ainsi qu’à sa femme, d’être mêlé aux “règlements de compte” de l’après-guerre. C’est pendant cette période difficile qu’il est victime de sa première hémorragie cérébrale.

En 1945, Picabia est enfin de retour à Paris. Olga et lui emménagent dans l’ancienne maison de famille et s'installent dans l'atelier de son grand-père.

Essayant d'oublier ses récentes désillusions, Picabia reprend contact avec ses vieux amis d’avant-guerre. Henri Goetz et sa femme Christine Boumeester, des amis du Midi, lui rendent visite tous les dimanches, accompagnés de jeunes artistes abstraits : Henri Nouveau, Francis Bot, Hartung, Bryen, Soulages, Mathieu, Ubac, Atlan. Toujours plein de ressources, à soixante-cinq ans comme avant, Picabia change encore de cap, abandonnant le réalisme populaire de la guerre pour une forme personnelle d’abstraction. Il expose régulièrement dans les galeries parisiennes et dans les salons importants de la jeune avant-garde comme le Salon des Surindépendants et le Salon des Réalités Nouvelles.

Picabia se remet alors à écrire. Thalassa dans le désert paraît en 1945. Pendant les années qui suivent, il publie des travaux d’un ton plus amer et désabusé chez son ami Pierre-André Benoît, éditeur à Alès. Il écrit énormément lors de son séjour annuel à Rubigen en Suisse dans la famille d’Olga. A Paris, il est toujours un des habitués célèbres du “Bal Nègre” et autres cabarets parisiens, fidèle à son mode de vie d’avant-guerre. Pour Picabia, les cabarets “Eve” et “Tabarin” valent bien l’Opéra et la Comédie Française, institutions que l’on vénère en France et qu’il juge aussi vivantes que le cimetière de Montmartre.

Explorant impatiemment les possibilités d’une dernière période abstraite, Picabia peint des oeuvres importantes telles que Bal Nègre, en hommage à sa boîte de nuit préférée, Danger de la force, Bonheur de l’aveuglement, et Kalinga. Le printemps 1949 voit le sommet de sa longue carrière : une rétrospective monumentale, “50 ans de plaisir”, est organisée par la Galerie René Drouin. Le catalogue se présente sous la forme d’un numéro unique de 491, écrit par ses amis et édité par Michel Tapié. Encouragé par ses amis, poussé par sa propre curiosité et son besoin d’aller plus avant dans l’inconnu, Picabia produit une série de tableaux minimalistes composés de points : c’est la réduction finale de ses peintures abstraites. Les “Points” sont exposés à la Galerie des Deux Iles en 1949. Entre 1950 et 1951, Picabia a plusieurs expositions importantes : en France, à New York à la Rose Fried Gallery et à la Galerie Apollo à Bruxelles. En 1951, il peint ses dernières oeuvres, parmi lesquelles Tableau vivant, Villejuif, ainsi que sept tableaux, pour chaque jour de la semaine et La terre est ronde. Ils sont exposés à la Galerie Colette Allendy en décembre 1952 accompagnés d'un catalogue contenant 7 fac-similés de lettres d'hommage de Breton, Cocteau, Bryen, Van Heeckeren, Seuphor, J.H. Lévesque et Michel Perrin. Dans les années qui viennent, Simone Collinet, première femme de Breton, devient le principal marchand de Picabia.

C’est bientôt le dernier voyage de ce « Christophe Colomb de l’art » , comme l’avait surnommé Jean Arp. A la fin de l'année 1951, une artériosclérose paralysante le prive définitivement de sa source vitale, la peinture. L’ultime “dissolution”, décrit ainsi par Picabia lui-même, arrive le 30 novembre 1953. Le 4 Décembre, au cimetière Montmartre, André Breton rend un dernier hommage à son partenaire de toujours : « Francis... votre peinture était la succession – souvent désespérée, néronienne – des plus belles fêtes qu’un homme se soit jamais données à soi-même... Une œuvre fondée sur la souveraineté du caprice, sur le refus de suivre, toute entière axée sur la liberté, même de déplaire... Seul un très grand aristocrate de l’esprit pouvait oser ce que vous avez osé. »

Beverley CALTE. Biographie de Picabia pour le catalogue de l'exposition Francis Picabia, Tokyo, août 1999-février 2000 :

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Il pèse sur Picabia et sur son œuvre différents malentendus qui ne facilitent pas la juste appréciation de son apport à l'art du XXe siècle ni l'élucidation des nombreuses zones d'ombre qui constituent la trame même d'une des entreprises artistiques les plus énigmatiques de son époque. Les difficultés d'analyse et d'interprétation que l'on y rencontre ont contribué à faire naître des lieux communs derrière lesquels on a souvent estimé plus commode, ou plus prudent, de se retrancher. C'est essentiellement sur la légende du dadaïste que s'est bâtie la réception de cette œuvre ; dans l'ensemble de la carrière de Picabia, la période de DADA a fonctionné comme une sorte d'étalon de modernité à l'aune duquel ont été comparées toutes les autres manifestations de sa démarche créatrice. Avec le risque que cette situation comporte : celui de tenir pour quantité négligeable tout ce qui se sépare trop visiblement de l'anti-peinture dadaïste, ou de ce qui l'annonce, ou de ce qui se place dans sa postérité immédiate. On a alors tôt fait d'assimiler certaines des expressions picturales contradictoires de Picabia à celles d'un anti-modernisme aussi radical que l'avait été la poussée dadaïste - et leur auteur lui-même à une sorte de renégat vis-à-vis de la cause avant-gardiste. C'est ainsi qu'ont longtemps été bannis (ou peu s'en faut) des rétrospectives et des commentaires de vastes ensembles appartenant à l'œuvre postérieure au milieu des années 1920, comme les Transparences autour de 1930, la figuration réaliste des années de guerre, et même l'abstraction primitivisante qui leur succède. Or, dévoilement après dévoilement, les études picabiennes les plus récentes, et notamment celles qui portent sur la recherche des sources visuelles de l'artiste, et par conséquent sur sa méthode, ont contribué à réévaluer des pans entiers de l'œuvre sur lesquels pesaient des jugements aussi péremptoires qu'autoritaires, souvent mal fondés d'ailleurs sur le plan de l'information historique.

De sa confrontation permanente aux images mécaniques dont son époque voit le développement (photographie, cinématographe, carte postale, presse populaire...), Picabia développe, comme de nombreux autres artistes de sa génération, la conscience cruelle de la possible disparition de son art, rendu obsolète par l'irruption de nouvelles techniques de fabrication et de diffusion des images, en même temps qu'une fascination pour cette disparition même, qui pouvait faire naître l'insidieuse tentation d'en accélérer le processus. Mais de tous les assassins de la peinture, Picabia est sans doute celui qui aura le plus difficilement assumé son geste, et qui l'aura même secrètement déploré, incapable qu'il était de se résoudre au détachement cyniquement affiché par son principal complice, Marcel Duchamp. Son humeur créative, au contraire, oscille entre deux extrêmes : d'un côté, il semble prêt à croire jusqu'au bout en la puissance de la peinture, laissant supposer qu'elle pourrait être investie de pouvoirs démesurés, quasi magiques ; mais par ailleurs, il semble se résigner à devoir porter définitivement son deuil, à accepter sa fin et même à lui asséner de nouveaux coups fatals. Les atermoiements auxquels l'artiste aura été confronté toute sa vie, l'alternance épuisante de ses élans de vitalité et de ses phases dépressives profondes, montrent d'ailleurs à quel point ces contradictions auront été vécues sur le mode tragique.

Contradictions et paradoxes sont d'ailleurs symboliquement présents aux sources mêmes de la vocation de Picabia, dans les deux récits originaires qu'il en a laissé accréditer. Picabia est né à Paris en 1879 de Francisco Vicente Martinez y Picabia, attaché à l'ambassade de Cuba, et de Marie-Cécile Davanne, fille d'Alphonse Davanne, haute figure patriarcale, président de la Société française de photographie, photographe lui-même et ardent défenseur de son art ; son atelier (qui deviendra bien plus tard celui de son petit-fils) dominait l'immeuble familial de la rue des Petits-Champs, où étaient accrochés les tableaux (Ziem, Roybet, Checa...) collectionnés par le père et un oncle maternel de Picabia. C'est à leur sujet que naît le premier de ces récits : « J'ai copié, étant jeune, les tableaux de mon père, déclare Picabia en 1923. J'ai vendu les tableaux originaux et les ai remplacés par les copies. Personne ne s'en étant aperçu, je me suis découvert une vocation. » L'anecdote entretient la réputation du jeune homme surdoué, qui aurait exposé dès 1895 sous un nom d'emprunt une toile récompensée par le jury du Salon des Artistes français - mais d'un surdoué qui aurait malencontreusement placé ses dons précoces au service d'une conception dévoyée de son art, rompant le tabou de l'authenticité, la frontière éthique et morale de l'original. Il entre bien sûr une large part de provocation dans ce court récit, dont la véracité n'est même pas assurée ; il est remarquable à cet égard qu'il ait été délivré à un moment où la fièvre dadaïste n'était pas encore retombée, l'apologie du mensonge et du faux ayant fait partie des revendications de l'artiste à cette époque. De plus, cette anti-légende est contrebalancée par un second récit fondateur, fort opposé dans ses implications. Au jeune Picabia lui faisant part de sa vocation naissante, le grand-père Davanne aurait déclaré en substance : « Tu veux devenir peintre ? Pourquoi ? Bientôt, nous aurons rendu la peinture inutile. Nous reproduirons toutes les formes et toutes les couleurs, mieux et plus vite ! » À quoi son interlocuteur aurait répliqué : « Tu peux photographier un paysage, mais non les idées que j'ai dans la tête. Nous ferons des tableaux qui n'imiteront pas la nature. » A contrario de la pratique cynique dont il vient d'être question, voilà donc la peinture investie d'une ambition démesurée ; contre le réalisme trivial de l'image photographique, elle pourra renoncer à la copie des formes extérieures, aller voir plus loin et plus profond dans les régions de l'âme et du monde intérieur.

Cependant, les conditions dans lesquelles Picabia s'est lancé dans la carrière n'étaient pas de nature à faire naître en lui une haute idée de sa pratique ; au contraire, la soumission de la peinture à des objectifs purement commerciaux et mondains a certainement pu nourrir au moins le début d'une grave mésestime envers elle. L'autoportrait que Picabia donne de lui en faussaire est sans doute exagéré ; il suffit de présenter le Picabia des débuts en faiseur, en habile pasticheur de certains de ses célèbres précurseurs pour comprendre comment devait se déconsidérer à ses yeux la pratique artistique. On pourrait esquisser une liste très longue de ses nombreux emprunts à une tradition impressionniste s'académisant aimablement pour répondre aux attentes d'une clientèle aisée, encline à adopter certains signes de modernité sans trop se compromettre pour autant. Soutenu par de grands marchands parisiens, Picabia marche alors sur les brisées de Monet, de Pissarro, dont il connaît les fils, ou de Sisley, dans la filiation symbolique duquel il se place en présidant un Comité Sisley qui fera ériger un monument à la mémoire du peintre impressionniste. Picabia revient sur les motifs des pionniers de l'impressionnisme et s'approprie leur manière ; avec plusieurs années de retard, il adopte sans distinction et dans le plus grand éclectisme les transformations de la tradition impressionniste, sans que sa démarche corresponde pour autant à une évolution personnelle : il recycle plutôt des procédés, en y mettant d'ailleurs une très grande virtuosité, et puise dans un large stock d'images qui sont en passe de devenir des stéréotypes du paysage impressionniste - il ira même jusqu'au plagiat, avec L'Église de Moret (1904), qui démarque point par point le regard que Sisley avait précédemment porté sur ce motif.

Des méthodes de création de Picabia, une autre semble en plus totale contradiction encore avec l'idéologie impressionniste de la vérité et de la sincérité : il s'agit de celle qui le voit faire usage de documents photographiques, de cartes postales plus précisément, comme source directe ou transposée de nombreux dessins et de quelques peintures. De cette première confrontation à l'image mécanique, Picabia semble bien avoir développé une sorte de complexe - le complexe du peintre devant le progrès des techniques qui détermine si profondément cette génération d'artistes, de même nature que celui qui avait fait prendre conscience à Duchamp, Brancusi et Léger, devant la perfection d'une hélice d'avion, du danger d'obsolescence guettant leur art. L'artiste n'a plus le monopole de la fabrication des images ; lorsqu'il se place devant un site, un monde de représentations dont il est impossible de ne pas tenir compte préexiste déjà par rapport au sien. Les conséquences de cet état de fait s'observent chez Picabia dans un art qui non seulement n'arrive pas à marquer suffisamment sa distance et sa différence par rapport aux nouvelles images, mais montre même à leur égard une attirance inavouée, le début d'une fascination coupable. Au point que son auteur commence à en organiser le recyclage, à en faire le point de départ de certaines œuvres, suivant une procédure qui n'en est qu'à ses débuts et qui ira s'amplifiant - tout en restant secrète et cachée, cette dissimulation étant en réalité un aveu en creux et légèrement honteux : celui d'une possible faiblesse de la peinture face à sa concurrente.

La rupture qui intervient dans l'art de Picabia au cours de l'hiver 1908-1909 (rupture avec son impressionnisme de convention, rupture avec ses marchands) a toutes les apparences d'un sursaut, d'une réaction instinctive de survie : il ne s'agit ni plus ni moins que de sauver la peinture, de se convaincre qu'elle peut être autre chose qu'un exercice de virtuosité pratiqué à des fins commerciales et dévalué par le recyclage de poncifs aimables. Pour contrer la trivialité qui la menace, la peinture doit désormais se recentrer sur son univers propre, s'arroger un domaine de compétence sur lequel la photographie ne pourrait empiéter. L'art que Picabia investira de cette mission sera un art abstrait, non figuratif, dont il est par là même l'un des premiers inventeurs dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale. Dans ce laps de temps, il passe rapidement d'une figuration paysagère fortement simplifiée par l'aplat et le cerne (L'Arbre rouge, 1912, Musée national d'art moderne, Paris) à un langage d'inspiration à la fois cubiste et futuriste où le vague souvenir de motifs dynamiques s'efface derrière l'émiettement de la surface en éclats kaléidoscopiques (Danses à la source II, 1912, Museum of Modern Art, New York), pour déboucher dans ces chefs-d'œuvre que sont Udnie (1913, Musée national d'art moderne, Paris) et Edtaonisl (1913, Art Institute, Chicago), sommets de la peinture que Guillaume Apollinaire venait de baptiser du nom d'orphisme. Or il se trouve que Picabia en justifie la forme en prenant constamment comme repoussoir ce qui lui en semble la contradiction même : à savoir la photographie et le type de réalisme qu'elle impliquerait. « La photographie, déclare Picabia en 1913 à l'occasion de la présentation de plusieurs de ses œuvres à l'Armory Show à New York, a aidé l'art à prendre conscience de sa nature propre, qui ne consiste pas à être un miroir du monde extérieur, mais à donner une réalité plastique à des états d'esprit intérieurs. [...] L'appareil ne peut reproduire un fait mental. Logiquement, l'art pur ne sera pas celui qui reproduira un objet matériel, mais celui qui conférera la réalité à un fait immatériel, émotif. De sorte que l'art et la photographie s'opposent. » À cette justification s'ajoute celle d'une théorie musicaliste de la peinture devant sans doute beaucoup à la première épouse de Picabia, la musicienne et brillante intellectuelle Gabrielle Buffet - leur rencontre en 1908 ayant déjà coïncidé avec le renoncement de l'artiste à son statut de peintre à succès.

La période orphique est un moment de grâce pour Picabia, qui semble croire en la possibilité d'un art susceptible d'exprimer tous les mouvements de l'âme humaine : « Moi je ne peins pas ce que voient mes yeux. Je peins ce que voit mon esprit, ce que voit mon âme. » Le drame de Picabia sera d'avoir ensuite désespéré de cette âme - et c'est ce qui pouvait arriver de pire au peintre qui avait retrouvé en elle la justification d'une peinture capable d'échapper au réalisme trivial de l'image mécanique. La sorte d'idéalisme auquel il s'était raccroché (ou avait feint de se raccrocher) n'est bientôt plus de mise : la guerre le rappelle aux plus cruelles réalités, et l'âme reste, avec un certain nombre d'autres croyances illusoires (Dieu, amour, raison, civilisation...), sur les champs de bataille de la Grande Guerre. Après une courte période de mobilisation, il fuit à New York ce qu'il désigne comme « l'agonie du monde en vertige » et les « valses hideuses de la guerre » (Poèmes et dessins de la fille née sans mère, 1918).

Or, si cette âme n'existe pas, que restera-t-il alors à la peinture, quel paysage mental reflétera-t-elle ? La mort de l'âme signe celle de l'art : c'est le début, pour Picabia, de la grande crise dadaïste et d'un premier cycle d'anti-peintures où, ce n'est certainement pas par hasard, l'artiste se met de nouveau à recycler des images dont il n'est pas l'auteur - schémas de machines, coupes, élévations, images ready-made, proches parentes des objets prélevés et élevés au rang d'œuvres d'art par Marcel Duchamp. Faire des images avec d'autres images : le fonctionnement des œuvres machinistes de Francis Picabia est emblématique d'une attitude envers la création typiquement dadaïste. Au déploiement démiurgique du savoir-faire de l'artiste, Picabia substitue l'image frustrante et déceptive de la machine, réalisée selon des codes graphiques d'une rigueur et d'une monotonie qui ne laissent plus aucune place ni à l'invention, ni à la recherche, ni à la sensibilité, ni à la « main » (Machine sans nom, 1915, Museum of Art, Carnegie Institute, Pittsburgh). Le dédain du métier et de la mythologie qui l'accompagne est à son apogée dans une œuvre-manifeste comme M'amenez-y (1919-1920, Museum of Modern Art, New York). Réalisée à partir d'un schéma publié à la même époque dans La Science et la vie, elle oppose la sécheresse du dessin technique à une parodie de touche appliquée avec des effets de brosse volontairement bâclés et exagérément visibles ; l'œuvre est en outre parsemée d'inscriptions qui tournent en dérision, par le biais de mauvais jeux de mots, le métier d'artiste et une certaine idée de la peinture : la première d'entre elles la désigne comme un « portrait à l'huile », mais... « de ricin ! » ; une autre, « râtelier d'artiste », porte atteinte à la dignité du lieu mythique de la création ; « peinture crocodile », enfin, suggère une parenté avec l'expression « larmes de crocodile », désignant de fausses larmes, des larmes d'hypocrite - il faudrait donc comprendre « peinture crocodile » comme « fausse peinture » ou « fausseté de la peinture »... Ailleurs, les inscriptions qui parsèment certaines œuvres visent explicitement les clichés sentimentaux qui s'attachent, par exemple, à l'amour humain, assimilé à une sexualité absurde et répétitive de bielles et de pistons (Parade amoureuse, 1918). Ces « machines des idées actuelles dans l'amour », comme s'intitule l'une d'elles, sont les petites filles (« nées sans mère ») du Grand Verre de Duchamp et ont leur équivalent dans la poésie que Picabia commence à produire, tout aussi dénuée d'émotion que sa peinture, ainsi que dans sa vaste production d'aphorismes : « Notre phallus devrait avoir des yeux, grâce à eux nous pourrions croire un instant que nous avons vu l'amour de près. » Ainsi, avec quelques autres esprits forts (Jarry, Roussel, Duchamp, Tzara, qu'il ira rencontrer à Zurich en 1919 avant de l'accueillir à Paris l'année suivante), Picabia chasse les derniers relents d'idéalisme légués par l'époque précédente et nous fait entrer de plain-pied dans la modernité désenchantée du XXe siècle.

Lorsque, le conflit terminé, Picabia se réinstalle à Paris, il a dans ses bagages 391, une revue qui reste un des témoignages les plus forts de l'activisme dadaïste ; son anti-peinture prend aussi une dimension plus provocante encore dans le contexte de retour à l'ordre que connaissait alors le milieu de l'art parisien - spécialement chez certains de ses anciens amis cubistes. Leur chauvinisme, leur sacralisation du métier et de la tradition nationale deviennent les cibles de Picabia, de même que leur goût pour les références au passé historique, contre lequel il défend une salutaire conception de la table rase et de l'amnésie - l'amnésie que l'on entend justement dans M'amenez-y. Alors qu'elles ont invariablement été décriées comme le signe de son imposture, de l'insincérité de son engagement dadaïste, les Espagnoles réalistes que Picabia dessine et expose en même temps que ses machines servent exactement les mêmes fins subversives ; mais il faut pour cela s'apercevoir qu'elles détournent de célèbres effigies ingresques (comme celle de La Belle Zélie notamment) en les affublant des accessoires dérisoires d'un hispanisme de pacotille (peignes ouvragés, châles et mantilles, coiffures fleuries plus extravagantes les unes que les autres). Au moment même où le nom d'Ingres sert systématiquement de caution aux tenants du rappel à l'ordre en peinture, Picabia détourne l'héritage du maître de Montauban et dévalorise ses emprunts en les faisant servir à la fabrication d'images sans aura, fondées sur les poncifs d'un exotisme et d'un érotisme de folklore. Ingres est la cible : c'est ce que montre très littéralement un grand tableau ripoliné, La Nuit espagnole (1922, Wallraf-Richartz Museum und Ludwig Museum, Cologne), où la silhouette d'un nu empruntée à La Source d'Ingres est transformée en panneau de foire et parsemée d'impacts de tirs. Avec son pendant, La Feuille de vigne (1922, Tate Gallery, Londres), qui détourne Œdipe et le sphinx d'Ingres, et un tableau immédiatement postérieur, Le Dresseur d'animaux (1923, Musée national d'art moderne, Paris), La Nuit espagnole parodie les tableaux de salon dont ils ont les dimensions, les sujets (le nu essentiellement) et les emprunts aux sources nobles - à la différence que ces œuvres de Picabia (les toiles au Ripolin mobilisant le moins de science picturale possible) ne peuvent sérieusement passer pour le manifeste d'un quelconque rappel à la tradition et au beau métier. Ils connaîtront une importante descendance jusqu'au milieu des années 1920 avec la série des Monstres, qui montre des couples d'amoureux bariolés dérivant d'un genre de carte postale très populaire à cette époque (Jeunes Mariés, 1925, coll. part.). Bien après la date officielle du décès de DADA, ces œuvres prolongent très tard une tradition d'anti-peinture dont relèvent aussi plusieurs collages constitués de matériaux hétéroclites englués dans le Ripolin (Pot de fleurs, 1925-1926, musée d'Art moderne de la Ville de Paris).

Sources nobles et vulgaires se croisent dans une des premières œuvres significatives de la série des Transparences : il s'agit de Rocking-Chair (1928, coll. part.), dont le principal motif, une femme nue dans un fauteuil qui démarque une carte postale érotique de la Belle Époque, s'accompagne de citations botticelliennes. Cela pose le délicat problème du statut de ces œuvres à l'aspect porcelainé, exécutées dans une technique raffinée (glacis, vernis) et multipliant, par système plus que par nécessité, les références aux exemples les plus accomplis de l'art du passé, entremêlées dans un jeu confus de superpositions créant d'insurmontables difficultés de lecture. Si parodie il y a, celle-ci heurte en tout cas beaucoup moins frontalement le sens commun, et il est intéressant de constater, à cet égard, que ces tableaux ont trouvé à satisfaire à la fois le goût du rêve et de l'énigme des surréalistes, comme celui d'une nouvelle clientèle mondaine, trop heureuse de pouvoir s'offrir les tableaux plus anodins en apparence d'un artiste à la réputation scandaleuse. L'époque des Transparences est en effet celle au cours de laquelle Picabia renoue avec les fastes de ses débuts - par penchant personnel certainement, mais aussi peut-être par nécessité, sa situation matérielle s'étant progressivement compliquée pendant l'entre-deux-guerres. Établi le plus clair de l'année sur la Côte d'Azur, il devient alors l'ordonnateur de fêtes brillantes et le pourvoyeur d'expositions qui sont autant de rendez-vous de la haute société, à laquelle il « sert la soupe » avec une propension au cynisme difficile à évaluer. Picabia se réserve cependant de discrètes marges de manœuvre, dont il profite par exemple pour produire, à la fin des années 1930, une nouvelle série d'œuvres abstraites (7091, 1938, coll. part.) ou encore un ensemble de paysages truellés qui anticipe curieusement sur la période « vache » de Magritte ou sur les « croûtes » de Gasiorowski.

Plus homogène, l'ensemble de toiles réalistes (des couples érotiques, des nus jeunes et sportifs, quelques scènes de genre...) que Picabia entreprend pendant les années de guerre est celui qui a fait peser les plus graves soupçons sur la valeur du projet artistique de son auteur : soupçon d'attirance inavouée pour certains critères de la peinture académique, soupçon d'adhésion à l'idéologie de la jeunesse sur laquelle s'appuyait la Révolution nationale pétainiste.

Pourtant, sur le plan de la méthode comme du programme qui l'accompagne, la cohérence de cette peinture avec ce que l'on sait des obsessions de Picabia paraît remarquable. Cohérence de méthode, puisque toutes ces mises en scène sont strictement calquées sur les photographies que mettaient à la disposition du peintre les revues de charme de la fin des années 1930 (Paris Plaisir, Paris Magazine, Paris Sex Appeal, Mon Paris...) ; cohérence de programme, celui de la dévalorisation systématique des ressources de la peinture en soumettant tous ses effets à ceux des documents utilisés. Les toiles de Picabia imitent en effet les photographies dans leurs caractéristiques les plus brutales : éclairages fortement contrastés, points de vue inhabituels, décadrages, raccourcis et aberrations optiques (Nu, 1942-1943, coll. part.). Transposés en peinture, ces effets donnent aux toiles de Picabia leur aspect singulièrement âpre et tranchant, très loin de toute élégance et de toute tentation académique - il suffirait pour s'en convaincre de les comparer aux nus d'un authentique peintre mondain comme Jean-Gabriel Domergue. En outre, de la même manière qu'à l'époque des machines dadaïstes, l'utilisation de plusieurs sources éparses dans la confection de certaines toiles occasionne des étrangetés spatiales et des ruptures d'échelle qui désignent bien ces tableaux pour ce qu'ils sont : de véritables collages peints, comme dans le spectaculaire Cinq femmes (env. 1942, coll. part.). Picabia, une fois de plus, se complaît dans la réalisation d'une peinture sans aura, brutalement confrontée au risque que Delacroix, à l'aube du nouvel art photographique, voyait planer sur le peintre qui en ferait mauvais usage, celui de ne plus rien devenir d'autre que cette « machine attelée à une autre machine ».

La couleur qui est dans ces toiles l'une des seules parts d'arbitraire que puisse s'autoriser Picabia renforce par les teintes outrées le kitsch de ces mises en scène, très peu bien-pensantes, qui utilisent tous les poncifs d'un érotisme de bas-étage, bordels exotiques, alcôves et bonbonnières de fausses marquises. Mais l'iconographie de ces tableaux est parfois aussi celle de la libération du corps, du naturisme et du développement des loisirs qui avait cours dans l'entre-deux-guerres et que les revues de charme détournaient à leurs propres fins en y cherchant systématiquement le côté scabreux (Printemps, 1942-1943, coll. part.) ; c'est, par exemple, l'iconographie des photographes de la Nouvelle Vision, comme Jean Moral, un ami de Picabia, dont les clichés de baigneuses étaient parfois reproduits dans Paris Magazine. Replacées dans leur contexte, celui d'une sous-culture populaire, les effigies picabiennes sont ainsi les proches parentes des pin-up qui apparaissent au même moment dans les derniers collages de Schwitters, avant de passer chez Richard Hamilton et Eduardo Paolozzi et d'entrer dans le répertoire de base du pop art.

Après cette période une nouvelle fois hantée par le spectre de la photographie, Picabia se lance, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans une nouvelle forme de peinture qui est, selon ses propres termes, « l'expression de ce qu'il y a de plus vrai dans notre être intérieur » et « une prise de contact de plus en plus profonde avec un univers intérieur » - c'est-à-dire que se rejoue, comme en 1912, l'exaltation des pouvoirs de la peinture contre la menace, sinon de sa disparition, du moins de sa réification dans un monde d'images de plus en plus homogène et dominé par un paradigme réaliste issu de la photographie. La peinture de Picabia se recentre alors sur un fort contenu de significations à la fois personnelles et universelles qu'il incarne dans un répertoire mi-abstrait mi-figuratif de signes idéographiques, de symboles archaïques et d'images archétypales, où dominent surtout les symboles sexuels plus ou moins éloquents, vulves ou phallus (Ça m'est égal, 1947, coll. part.). L'ensemble est traité dans un style qui témoigne d'un possible intérêt pour les arts archaïques et primitifs, et d'un goût certain pour les surfaces texturées qui renvoie aux tendances matiéristes de la peinture de ce temps. Cette dernière remarque vaut également pour la série des Points aux champs de couleurs unis parsemés de pastilles rondes, étonnants jalons dans l'histoire encore balbutiante du monochrome, interprétés en termes néo-dadaïstes par Michel Seuphor qui y voyait « la même peinture anti-peinture qui est réellement la création », et sans doute le « point final » à toute possibilité de faire de la peinture.

« Point final », en effet. Déjà affaibli par une première attaque en 1944, Picabia succombe à la suivante en 1951 ; lorsqu'il meurt en 1953, il ne peignait plus depuis deux ans. Dans une œuvre au sujet énigmatique (Sans titre, 1951, coll. part.), Marcel Jean a vu « une forme indéfinissable mais précise, enveloppée de bandelettes : ainsi jadis on emmaillotait les nouveau-nés, comme les morts qu'on menait à la tombe ». Cadavre ou tout petit enfant prometteur, cet objet indéfinissable et insaisissable n'est sans doute rien d'autre que la peinture elle-même, toujours engagée dans le cycle des morts et des résurrections auquel Picabia l'aura soumis sa vie durant.

Arnauld PIERRE. « Francis Picabia », Encyclopaedia Universalis


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