mardi 2 février 2010

PRÉ-DADA : ARTHUR CRAVAN

Gino SEVERINI. Portrait d'Arthur Cravan, 1912, collage, 55 X 45, Locarno, Galerie Meriano



L'EXPOSITION DES INDÉPENDANTS




Les peintres, — ils sont 2 ou 3 en France, — ont vraiment peu de représentations, et je me figure facilement leur état de mort, quand, durant de longs mois, ils ne paraissent plus en public. C’est une des raisons pourquoi je viens grossir le nombre des spectateurs qui se rendent au Salon des Indépendants ; bien que la meilleure soit encore le profond dégoût de la peinture que j’emporterai en sortant de l’exposition, et c’est un sentiment que le plus souvent on ne peut jamais assez développer. Mon Dieu, que les temps sont changés ! Aussi vrai que je suis rieur, je préfère le plus simplement du monde la photographie à l’art pictural et la lecture du Matin à celle de Racine. Pour vous, ceci demande une petite explication que je m’empresse de vous donner. Par exemple, il y a trois catégories de lecteurs de journaux : tout d’abord l’illettré, qui ne saurait prendre aucun goût à la lecture d’un chef-d’œuvre, puis l’homme supérieur, l’homme instruit, le monsieur distingué, sans imagination, qui lit à peine le journal parce qu’il a besoin de la fiction des autres, enfin l’homme ou la brute avec un tempérament qui sent son journal et qui se moque de la sensibilité des maîtres. Il y a de même trois sortes d’amoureux de photographies. Il faut absolument vous fourrez dans la tête que l’art est aux bourgeois et j’entends par bourgeois : un monsieur sans imagination. C’est entendu ; mais alors, me permettez-vous de demander pourquoi, méprisant la peinture, vous vous donnez la peine d’en faire la critique ?


C’est bien simple : si j’écris c’est pour faire enrager mes confrères ; pour faire parler de moi et tenter de me faire un nom. Avec un nom on réussit avec les femmes et dans les affaires. Si j’avais la gloire de Paul Bourget je me montrerai tous les soirs en cache-sexe dans une revue de music-hall et je vous garantis que je ferai recette. Ma plume peut me donner encore l’avantage de passer pour un connaisseur, qui, aux yeux de la foule, est quelqu’un d’enviable, car il est à peu près certain qu’il n’y aura pas plus deux personnes intelligentes qui fréquenteront le Salon.


Avec des lecteurs aussi intellectuels que les miens, je suis obligé de m’expliquer une fois de plus et de dire que je ne trouve un être intelligent seulement lorsque son intelligence a un tempérament, étant donné qu’un homme vraiment intelligent ressemble à un million d’hommes vraiment intelligents. Pour moi donc un homme fin ou subtil n’est presque toujours qu’un idiot.


Le Salon, vu du dehors, me plaît, avec ses tentes, qui lui donnent un air de cirque monté par quelque Barnum ; mais quelles sales gueules d’artistes vont le remplir : y en aura, y en aura : des rapins aux longs cheveux, des littérateurs aux longs cheveux; des rapins aux cheveux courts, des littérateurs aux cheveux courts ; des rapins mal vêtus, des littérateurs mal vêtus ; des rapins bien habillés, des littérateurs bien habillé ; des rapins aux sales gueules, des littérateurs aux sales gueules ; des rapins aux chics gueules... il n’y en a pas... il n’y en a pas ; mais il y a des artistes, nom de Dieu ! Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme. Ils sont partout : les cafés en sont pleins, de nouvelles académies de peintures ouvrent chaque jour. A ce propos je me suis toujours demandé comment un professeur de peinture, s’il n’enseigne pas la copie à un serrurier, ait pu, depuis que le monde existe, trouver un seul élève. On se moque des clients des chiromanciennes ou cartomanciennes et l’on n’a jamais d’ironie pour les naïfs qui fréquentent les académies de peinture. Peut-on apprendre à dessiner, peindre, avoir du talent ou du génie ? Et pourtant, on voit dans ces ateliers de grands dadais de trente et même quarante ans et, Dieu me pardonne ! des tutus de 50 ans, oui, doux Jésus ! de pauvres fofos de cinquante ans ! Il y a aussi de jeunes Américains d’un mètre quatre-vingt-dix, heureux dans leurs épaules, qui savent boxer et qui viennent des pays arrosés par le Mississipi, où nagent les nègres avec des mufles d’hippopotames ; des contrées où les belles filles aux fesses dures montent à cheval ; qui viennent de New-York plein de gratte-ciels, de New-York sur les bords de l’Hudson où dorment les torpilleurs chargés comme les nuages. Il y a également de fraîches Américaines, ô pauvres Gratteciella ! !


On pourra m’objecter que les peintres trouvent dans les académies la chaleur en hiver et un modèle. Le modèle pour un vrai peintre c’est la vie. De toute façon, vous voyez d’ici si le modèle professionnel est plus vivant que les plâtres que l’on copie à l’École des Beaux-Arts : mais les clients de l’académie Matisse se moquent des pompiers des Beaux-Arts ; pensez donc : ils font de la peinture avancée. Il est vrai qu’il en est parmi ceux-ci qui croient que l’art est supérieur à la nature. Oui chéri !


Je m’étonne qu’un escroc d’esprit n’ait pas eu l’idée d’ouvrir une académie de littérature.


Pénétrons dans l’exposition, comme dirait un critique bon enfant. (Moi, je suis une vache.)


999 toiles sur 1.000 figureraient avec honneur au Salon des Artistes Français, à la Nationale ou au Salon d’Automne. Cézanne lui-même, avec ses natures mortes, et Van Gogh, avec sa toile qui représente des livres feraient encore très bien au Salon d’Automne. On s’est tellement moqué des peintres qui se servent de pommade, de vaseline et de savon pour faire des tableaux, que je ne reviendrai pas sur ce sujet, et si je vais citer une quantité de noms, c’est uniquement par roublardise et le seul moyen de vendre mon numéro, car j’aurai beau dire que Tavernier, par exemple, est le dernier des fruits secs, et citer ce petit con de Zac au milieu d’une interminable liste de nullités, ils m’achèteront tous deux, avec les autres, pour le seul plaisir de voir leurs noms imprimés. Du reste, si j’étais cité, je ferai comme eux.



Il y en a-t-il de faux Roybet, de faux Chabat, de faux primitifs, de faux Cézanne, de faux Gauguin, de faux Maurice Denis et de faux Charles Guérin. Ces chers Maurice Denis et Charles Guérin ! Quel coup de pied dans le derrière je leur fouterai volontiers. Ah ! nom de Dieu de nom de Dieu ! Quel faux idéal que celui de Maurice Denis, il peint des femmes et des enfants nus dans la nature, ce qui ne se voit jamais de nos jours. Devant ses toiles, comme disait un de mes amis, Édouard Archinard, on dirait que les enfants s’élèvent tout seuls, que les ressemelages de souliers ne coûtent rien. Qu’on est loin des accidents de chemins de fer : Maurice Denis devrait peindre au ciel, car il ignore le smoking et le fromage des pieds. Non point que je trouve très audacieux de peindre un acrobate ou un chieur, puisque, au contraire, j’estime qu’une rose faite avec nouveauté est beaucoup plus démoniaque. Dans le même ordre d’idées, je sens le même mépris envers un pasticheur de Carolus Duran qu’envers un de Van Gogh. Le premier a plus de naïveté et le second plus de culture et de bonne volonté : deux choses bien piètres.


Ce que j’ai dit de Maurice Denis convient à peu près à Charles Guérin et je n’insiste pas.


Ce que l’on remarquera surtout au Salon, c’est la place qu’a pris l’intelligence chez les soi-disant artistes. Tout d’abord, je trouve que la première condition pour un artiste est de savoir nager. Je sens également que l’art à l’état mystérieux de la forme chez un lutteur a plutôt son siège dans le ventre que dans le cerveau, et c’est pourquoi je m’exaspère lorsque je suis devant une toile et que je vois, quand j’évoque l’homme, se dresser seulement une tête. Où sont les jambes, la rate et le foie ?


C’est pourquoi je ne puis avoir que du dégoût pour la peinture d’un Chagall ou Chacal, qui vous montrera un homme versant du pétrole dans le trou du cul d’une vache, quand la véritable folie elle-même ne peut me plaire parce qu’elle met uniquement en évidence un cerveau alors que le génie n’est qu’une manifestation extravagante du corps.



Henry Hayden. Si je parle d’abord de ce peintre, c’est que le chapeau de madame Cravan a servi à sa confection. Confection, en vérité, que ce tableau. Tout y est mal venu, sale, écrasé de cérébralité. Je préférerai rester deux minutes sous l’eau que devant ce tableau : j’étoufferai moins. Les valeurs y sont arrangées, pour faire bien, quand dans une œuvre sortie d’une vision les valeurs ne sont que les couleurs d’une boule lumineuse. Celui qui voit la boule n’a pas besoin de remanier ses valeurs qui resteront toujours fausses. Hayden n’a pas vu la boule, car il y a au moins dix tableaux dans sa toile.



Un bon conseil : prenez quelques pilules et purgez votre esprit ; baisez beaucoup ou encore entraînez-vous à outrance : lorsque vous aurez cinquante centimètres de tour de bras peut-être serez-vous enfin une brute, si vous êtes doué.


Loeb. Son envoi donne l’impression de travail et non de peinture.



Morgan Russell essaye de voiler son impuissance derrière les procédés du synchromisme. J’avais déjà vu de ses toiles conventionnelles, d’une saleté de couleurs repoussante à son exposition chez Bernheim Jeunes. Je ne lui découvre aucune qualité. Chagall a, malgré tout, une certaine naïveté et une certaine couleur. C’est peut-être un innocent, mais un trop petit innocent. Chamier, un rien. Frost, rien. Pec Krogh est un vieux roublard qui veut le faire au vieux naïf. Alexandre Exler est un de ces pauvres artistes qui feraient cent fois mieux d’exposer aux Artistes Fran­çais, car un Bouguereau cubiste est malgré tout un Bougereau. Laboureur ses toiles, bien qu’encore sales, ont quelque vie, surtout celle qui montre un café avec des joueurs de billard ; mais le plaisir qu’on a de la regarder n’est pas immense, parce qu’elle n’est pas assez différente. Boussingault, j’ai vu ça partout. Kesmarky, c’est moche, oui marquis ! Einhorn, Lucien Laforge, Szobotka, Valmier sont des cubistes sans talent. Suzanne Valadin connaît bien les petites recettes, mais simplifier ce n’est pas faire simple, vieille salope ! Tobeen. Ah, ah ! Hum... hum ! ! Mon vieux Tobeen (je ne vous connais pas, mais ça ne fait rien), si Machinchouette vous donne encore rendez-vous à la « Rotonde », collez-lui un lapin. Il y a quelque chose dans votre peinture (ça c’est gentil), mais on sent qu’elle doit encore pas mal de choses aux petites discussions sur l’esthétique dans les cafés. Tous vos amis sont de petits crétins (ça c’est vache, par exemple). Voulez-vous me ficher cette petite dignité en l’air ! Allez courir dans les champs, traverser les plaines à fond de train comme un cheval ; sautez à la corde et, quand vous aurez six ans, vous ne saurez plus rien et vous verrez des choses insensées. André Ritter envoie un cochonnerie noire. En voilà un qui est obscène sans s’en douter. Ermein, un autre abruti. Schmalzigang donne à penser que le futurisme (je ne sais pas si sa toile est précisément futuriste), aura le même défaut que l’école impressionniste : la sensibilité unique de l’œil. On dirait que c’est une mouche, et une mouche frivole qui voit la nature et non pas une mouche qui s’enivre de la merde, car ce qui est odeur ou son est toujours absent avec tout ce qui semble impossible de mettre en peinture et qui est justement tout.



Hassenberg, comme c’est sale. Alice Bailly, il y a de la gaieté dans son envoi Le Patinage au Bois et c’est déjà beaucoup. Je m’attendais à quelque chose d’horrible, car Mlle Bailly n’a jamais été mariée. Arthur Cravan, s’il n’avait pas été dans une période de paresse eut envoyé une toile avec ce titre : Le Champion du Monde au Bordel. De la Fresnaye, j’avais déjà remarqué son envoi au Salon d’Automne, car sa toile était fraîche. Je suis prêts à donner cent francs à celui qui peut me montrer vingt toiles fraîches dans une exposition. Cette fois-ci cette prodigieuse qualité a disparu en grande partie. (Je suis obligé d’avertir mes lecteurs que je n’ai vu que deux toiles sur les trois qu’il doit envoyer, l’autre n’étant pas encore arrivée). J’ignore si la critique du juif Apollinaire — je n’ai aucun préjugé contre les juifs, préférant, la plupart du temps, un juif à un protestant — lui donna de l’incertitude, quand cet espèce de Catulle Mendès déclara dans une de ses critiques qu’il était le disciple de Delaunay. Se laissa-t-il prendre à pareille fourberie ?



Ses deux natures mortes ont un peu cette même sécheresse d’aspect qui se montre dans la typographie des couvertures des livres de M. Gide. Ne sachant absolument rien de M. de la Fresnaye, j’ignore quel milieu il fréquente, mais je suis persuadé qu’il est mauvais. Son nom me dit qu’il est noble et sa peinture qu’il est distingué. La distinction est bornée d’un côté par la voyoucratie et de l’autre par la noblesse. Elle est donc au milieu et, comme toutes les choses au milieu, elle est la médiocrité. Tout noble a du voyou en lui et tout voyou du noble parce qu’ils sont les deux extrêmes. La distinction étant enfermée dans des limites n’est jamais qu’elle-même et appartient aux talents. Il manque donc à M. de la Fresnaye le dernier jeu de la couleur et la liberté suprême. Cet artiste ne doit pas être un de ceux qui, ayant terminé un chef-d’œuvre, penseront : je n’ai pas fini de rire. Metzinger, un raté qui s’est raccroché au cubisme. Sa couleur a l’accent allemand. Il me dégoûte. K. Malevitch, du chiqué. Alfred Hagint triste, triste. Peské, t’es moche ! Luce n’a aucun talent. Signac, je ne dis rien de lui parce qu’on a déjà tant écrit sur son œuvre. Qu’il sache seulement que je pense beaucoup de bien de lui. Deltombe, quel con ! Aurora Folquer, et ta sœur ? Puech la Rose rose : tais-toi méchante ! Marcoussis, de l’insincérité, mais l’on sent comme devant toutes les toiles cubistes qu’il devrait y avoir quelque chose, mais quoi ? La beauté, bougre d’idiot ! Robert Lotiron, peut-être. Gleizes n’est pas non plus le sauveur, car il faudrait un génie aux cubistes pour peindre sans truquages et sans procédés. Je ne crois pas que Gleizes ait même aucun talent. C’est très embêtant pour lui, mais c’est ainsi. On va croire peut-être que j’ai un parti-pris contre le cubisme. Aucunement : je préfère toutes les excentricités d’un esprit même banal aux œuvres plates d’un imbécile bourgeois. A. Kristians est un imitateur et non un disciple de Van Dongen.



A. Kistein, mon pauvre vieux, c’est pas ça du tout. Van Dongen, selon son habitude depuis quelques années, envoie ce qu’il a de plus mauvais au Salon. Van Dongen a fait des choses admirables. Il a la peinture dans la peau. Quand je cause avec lui et que je le regarde, je me figure toujours que ses cellules sont pleines de couleur, que sa barbe elle-même et ses cheveux charrient du vert, du jaune, du rouge ou du bleu dans leurs canaux. Mon amour me fera écrire plus tard tout un article sur lui, et c’est pourquoi j’en dis si peu de chose aujourd’hui.



De Segonzac, je n’ai pas vu son envoi. A en juger par ses dernières toiles, ce peintre, qui avait donné quelques promesses à ses débuts, ne fait plus que de petites saloperies. Kipling, je n’ai pas vu son envoi et j’ignore jusqu’à l’ortographe correct de son nom. Je me suis laissé dire qu’il avait du talent, mais je réserve mon opinion. Chacun comprendra qu’il m’est impossible de tout voir en une seule fois. Dans mon prochain numéro je ne manquerai pas d’attirer l’attention sur l’inconnu que j’aurai pu découvrir. Il est très difficile de se guider sous les tentes quand les toiles ne sont pas encore accrochées : on en retourne quelques-unes dans une salle et, comme on ne voit que des horreurs, on imagine, peut-être à tort, que le merle blanc n’est point là, alors qu’il y a mille chances contre une qu’il se trouve n’importe où et non dans la salle d’honneur, puisqu’à l’Exposition des Indépendants il y a une chose aussi dégoûtante qu’une salle d’honneur. Szaman Mondszain, il paraît que je me suis saoulé en compagnie de cet artiste ; mais je ne m’en souviens plus — on va dire que j’étais ivre-mort. — Toujours est-il que ce compagnon oublié a prié ma femme de parler de lui et, comme il lui a fait quelques courbettes, je m’empresse de m’exécuter. Je n’ai pas découvert sa toile : il a de la chance ! Robert Delaunay, je suis tenu à prendre quelques précautions avant de parler de lui. Nous nous sommes battus et je tiens à ce que ni lui ni personne ne pense que ma critique en ait été influencé. Je ne m’occupe ni des haines ni des amitiés personnelles. C’est une grande vertu qui trouve à l’heure actuelle, où la critique sincère est pour ainsi dire inexistante, un excellent placement et peut être d’un fort bon rapport. Si je parle beaucoup de l’homme et que certains détails vous choquent, je vous assure que cette façon de faire n’est que toute naturelle, puisque c’est ma manière de voir les choses.



Une fois de plus, je dois avouer que je n’ai pas vu sa peinture. Il paraît que Delaunay a l’habitude d’envoyer ses toiles le dernier jour pour emmerder la critique, ce en quoi je lui donne parfaitement raison. Celui qui écrit sérieusement une ligne sur la peinture est ce que je pense.



Je crois que ce peintre a mal tourné. Je dis « mal tourné », bien que je sente que ce soit une prouesse irréalisable. M. Delaunay, qui a une gueule de porc enflammé ou de cocher de grande maison pouvait ambitionner avec une pareille hure de faire une peinture de brute. L’extérieur était prometteur, l’intérieur valait peu de chose. J’exagère probablement en disant que l’apparence phénoménale de Delaunay était quelque chose d’admirable. Au physique c’est un fromage mou : il court avec peine et Robert a quelque peine à lancer un caillou à trente mètres. Vous conviendrez que ce n’est pas fameux. Malgré tout, comme je le disais plus haut, il avait sa gueule pour lui : cette figure d’une vulgarité tellement provocante qu’elle donne l’impression d’un pet rouge. Par malheur pour lui — vous comprenez bien qu’il me soit indifférent que tel ou tel ait du talent ou n’en ait pas — il épousa une Russe, oui. Vierge Marie ! une Russe, mais une Russe qu’il n’ose pas tromper. Pour ma part, je préférerai faire de mauvaises manières avec un professeur de philosophie au Collège de France — Monsieur Bergson, par exemple, — que de coucher avec la plupart des femmes russes. Je ne prétends pas que je ne forniquerai pas une fois Madame Delaunay, puisque, avec la grande majorité des hommes, je suis né collectionneur et que, par conséquent, j’aurai une satisfaction cruelle à mettre à mal une maîtresse d’école enfantine, d’autant plus, qu’au moment où je la briserai, j’aurai l’impression de casser un verre de lunettes.



Avant de connaître sa femme, Robert était un âne ; il en avait peut-être toutes les qualités : il était braîlleur, il aimait les chardons, à se rouler dans l’herbe et il regardait avec de grands yeux stupéfaits le monde qui est si beau sans songer s’il était moderne ou ancien, prenant un poteau télégraphique pour un végétal et croyant qu’une fleur était une invention. Depuis qu’il est avec sa Russe, il sait que la Tour Eiffel, le téléphone, les automobiles, un aéroplane sont des choses modernes. Eh bien ça lui a fait beaucoup de tort à ce gros bêta d’en savoir aussi long, non pas que les connaissances puissent nuire à un artiste, mais un âne est un âne et avoir du tempérament c’est s’imiter. Je vois donc un manque de tempérament chez Delaunay. Quand on a la chance d’être une brute, il faut savoir le rester. Tout le monde comprendra que je préfère un gros Saint-Bernhard obtus à Mademoiselle Faufreluche qui peut exécuter les pas de la gavotte et, de toute façon, un Jaune à un Blanc, un Nègre à un Jaune et un Nègre boxeur à un Nègre étudiant.



Madame Delaunay qui est une cé-ré-brâââle, bien qu’elle ait encore moins de savoir que moi, ce qui n’est pas peu dire, lui a bourré la tête de principes pas mêmes extravagants, mais simplement excentriques. Robert a pris une leçon de géométrie, une de physique et une autre d’astronomie et il a regardé la lune au télescope, quand il a été un faux savant. Son futurisme — je ne dis pas ça pour le vexer, car je crois que presque toute la peinture à venir dérivera du futurisme auquel il manque également un génie, les Cara ou Boccioni étant des nullités — a de grandes qualités de toupet. — comme sa gueule — bien que sa peinture ait des défauts de la hâte de vouloir être coûte que coûte le premier.



J’oubliais de vous dire que dans la vie il s’efforce d’imiter la petite existence du Douanier Rousseau.


J’ignore s’il viendra à cette exposition affublé d’un pardessus rouge comme au Salon d’Automne, ce qui n’est pas d’un vivant, mais d’un mort, étant donné qu’aujourd’hui tous les hommes sont noirs et que la mode est l’expression de la vie.



Marie Laurencin (je n’ai pas vu son envoi). En voilà une qui aurait besoin qu’on lui relève les jupes et qu’on lui mette une grosse... quelque part pour lui apprendre que l’art n’est pas une petite pose devant le miroir. Oh ! chochotte ! (ta gueule !) La peinture c’est marcher, courir, boire, manger, dormir et faire ses besoins. Vous aurez beau dire que je suis un dégueulasse, c’est tout ça.



C’est outrager l’Art que de dire que pour être un artiste il faut commencer par boire et manger. Je ne suis pas une réaliste et l’art est heureusement en dehors de toutes ces contingences (et ta sœur ?)


L’Art, avec un grand A, est au contraire, chère Mademoiselle, littérairement parlant, une fleur (ô, ma gosse !) qui ne s’épanouit qu’au milieu des contingences, et il n’est point douteux qu’un étron soit aussi nécessaire à la formation d’un chef d’œuvre que le loquet de votre porte, ou, pour frapper votre imagination d’une manière saisissante, ne soit pas aussi nécessaire, dis-je, que la rosé délicieusement alangourée qui expire adorablement en parfum ses pétales languissamment rosées sur le paros virginalement apâli de votre délicatement tendre et artiste cheminé (poil aux nénés !)


Arthur Cravan.



P. S. — Ne pouvant pas me défendre dans la presse contre les critiques qui ont hypocritement insinué que je m’apparentais soit à Apollinaire ou à Marinetti, je viens les avertir que, s’ils recommencent, je leur torderai les parties sexuelles.


L’un d’eux disait à ma femme : « Que voulez-vous, Monsieur Cravan ne vient pas assez parmi nous. ». Qu’on le sache une fois pour toutes : Je ne veux pas me civiliser.


D’autre part, je tiens à informer mes lecteurs que je recevrai avec plaisir tout ce qu’ils trouveront bon de m’envoyer : pots de confiture, mandats, liqueurs, timbres-postes de tous les pays, etc., etc. En tout cas chaque cadeau me fera rire.




A. C.



Maintenant, numéro 4, mars-avril 1914



Arthur CRAVAN (1887-disparu à l'automne 1918)


SIFFLET



Le rythme de l'océan berce les transatlantiques,

Et dans l'air où les gazs dansent tels des toupies,

Tandis que siffle le rapide héroïque qui arrive au Havre,

S'avancent comme des ours, les matelots athlétiques.

New York ! New York ! Je voudrais t'habiter !

J'y vois la science qui se marie

A l'industrie,

Dans une audacieuse modernité.

Et dans les palais,

Des globes,

Eblouissants à la rétine,

Par leurs rayons ultraviolets;

Le téléphone américain,

Et la douceur

Des ascenseurs...

Le navire provoquant de la Compagnie Anglaise

Me vit prendre place à bord terriblement excité,

Et tout heureux du confort du beau navire à turbines,

Comme de l'installation de l'électricité,

Illuminant par torrents la trépidante cabine.

La cabine incendiée de colonnes de cuivre,

Sur lesquelles, des secondes, jouirent mes mains ivres

De grelotter brusquement dans la fraîcheur du métal,

Et doucher mon appétit par ce plongeon vital,

Tandis que la verte impression de l'odeur du vernis neuf

Me criait la date claire, où, délaissant les factures,

Dans le vert fou de l'herbe, je roulais comme un oeuf.

Que ma chemise m'enivrait ! et pour te sentir frémir

A la façon d'un cheval, sentiment de la nature !

Que j'eusse voulu brouter ! que j'eusse voulu courir !

Et que j'étais bien sur le pont, ballotté par la musique ;

Et que le froid est puissant comme sensation physique,

Quand on vient à respirer !

Enfin, ne pouvant hennir, et ne pouvant nager,

Je fis des connaissances parmi les passagers,

Qui regardaient basculer la ligne de flottaison ;

Et jusqu'à ce que nous vîmes ensemble les tramways du matin courir à l'horizon,

Et blanchir rapidement les façades des demeures,

Sous la pluie, et sous le soleil, et sous le cirque étoilé,

Nous voguâmes sans accident jusqu'à sept fois vingt quatre heures !

Le commerce a favorisé ma jeune initiative :

Huit millions de dollars gagnés dans les conserves

Et la marque célèbre de la tête de Gladstone

M'ont donné dix steamers de chacun quatre mille tonnes,

Qui battent des pavillons brodés à mes initiales,

Et impriment sur les flots ma puissance commerciale.

Je possède également ma première locomotive :

Elle souffle sa vapeur, tels les chevaux qui s'ébrouent,

Et, courbant son orgueil sous les doigts professionnels,

Elle file follement, rigide sur ses huit roues.

Elle traîne un long train dans son aventureuse marche,

Dans le vert Canada, aux forêts inexploitées,

Et traverse mes ponts aux caravanes d'arches,

A l'aurore, les champs et les blés familiers ;

Ou, croyant distinguer une ville dans les nuits étoilées,

Elle siffle infiniment à travers les vallées,

En rêvant à l'oasis : la gare au ciel de verre,

Dans le buisson des rails qu'elle croise par milliers,

Où, remorquant son nuage, elle roule son tonnerre.


Arthur CRAVAN, « SIFFLET », MAINTENANT, no1, avril 1912

André Gide


Comme je rêvais fébrilement, après une longue période de la pire des paresses, à devenir très riche (mon Dieu, ! comme j'y rêvais souvent !) ; comme j'en étais au chapitre des éternels projets, et que je m'échauffais progressivement à la pensée d'atteindre malhonnêtement à la fortune, et d'une manière inattendue, par la poésie — j'ai toujours essayé de considérer l'art comme un moyen et non comme un but — je me dis gaiement : « Je devrais aller voir Gide, il est millionnaire. Non, quelle rigolade, je vais rouler ce vieux littérateur ! »


Tout aussitôt, ne suffit-il pas de s'exciter ? je m'octroyais un don de réussite prodigieux. J'écrivais un mot à Gide, me recommandant de ma parenté avec Oscar Wilde ; Gide me recevait. Je lui étais un étonnement avec ma taille, mes épaules, ma beauté, mes excentricités, mes mots. Gide raffolait de moi, j'e l'avais pour agréable. Déjà nous filions vers l'Algérie — il refaisait le voyage de Biskra et j'allais bien l'entraîner jusqu'aux Côtes des Somalis. — J'avais vite une tête dorée, car j'ai toujours eu un peu honte d'être blanc. Et Gide pavait les coupés de 1re classe, les nobles montures, les palaces, les amours. Je donnais enfin une substance à quelques-unes de mes milliers d'âmes. Gide payait, payait, payait toujours ; et j’ose espérer qu'il ne m’attaquera point en dommages et intérêts si je lui fait l'aveu que dans les dévergondages malsains, de ma galopante imagination il avait vendu jusqu'à sa solide ferme de Normandie pour satisfaire à mes derniers caprices d'enfant moderne.

Ah ! je me revois encore tel que je me peignais alors, les jambes allongées sur les banquettes du rapide méditerranéen, débitant des inconcevabilités pour divertir mon Mécène.


On dira peut-être de moi que j'ai des mœurs d’Androgide. Le dira-t-on ?

Au reste, j'ai si peu réussi dans mes petits projets d'exploitation que je vais me venger. J'ajouterai afin de ne pas alarmer inconsidérément nos lecteurs de province que je pris surtout en grippe M. Gide le jour où, comme je le fais entendre plus haut, je me rendis compte que je ne tirerai jamais dix centimes de lui et que d'autre part, cette jaquette râpée se permit d'éreinter, pour des raisons d'excellence, le chérubin nu qui a nom Théophile Gautier.

J’allais donc voir M. Gide. Il me revient qu'à cette époque je n’avais pas d'habit et je suis encore à le regretter car il m'aurait été facile de l’éblouir. Comme j'arrivais près de sa villa, je me récitais les phrases sensationnelles que je devais placer au cours de la conversation. Un instant plus tard je sonnais. Une bonne vint m'ouvrir (M. Gide n’a pas de laquais). L’on me fit monter au premier et l'on me pria d’attendre dans une sorte de petite cellule qu'assurait un corridor tournant à angle droit. En passant, je jetais un œil curieux dans différentes pièces, cherchant à prendre par avance quelques renseignements sur les chambres d'amis. Maintenant, j'étais assis dans mon petit coin. Des vitraux, que je trouvais toc, laissaient tomber le jour sur un écritoire où s'ouvraient des feuillets fraîchement mouillés d’encre. Naturellement, je ne me fis pas faute de commettre la petite indiscrétion que vous devinez. C'est ainsi que je puis vous apprendre que M. Gide châtie terriblement sa prose et qu’il ne doit guère livrer aux typographes que le quatrième jet.

La bonne vint me reprendre pour me conduire au rez-de-chaussée. Au moment d’entrer dans le salon, de turbulents roquets jetèrent quelques aboiements. Cela allait-il manquer de distinction ? Mais M. Gide allait venir. J’eus pourtant tout le loisir de regarder autour de moi. Des meubles modernes et peu heureux dans une pièce spacieuse ; pas de tableaux, des murs nus (une simple intention ou une intention un peu simple) et surtout une minutie très protestante dans l'ordre et la propreté. J'eus même, un instant, une sueur assez désagréable à la pensée que j'avais peut-être saligoté les tapis. J'aurais probablement poussé la curiosité un peu plus loin, ou j'aurais même cédé à l'exquise tentation de mettre quelque menu bibelot dans ma poche, si j'avais pu me défendre de la sensation très nette que M. Gide se documentait par quelque petit trou secret de la tapisserie. Si je m'abusais, je prie M. Gide de bien vouloir accepter les excuses publiques et immédiates que je dois à sa dignité.

Enfin l'homme parut. (Ce qui me frappa le plus depuis cette minute, c'est qu'il ne m'offrit absolument rien, si ce n'est une chaise, alors que sur les quatre heures de l'après-midi une tasse de thé, si l'on prise l'économie, ou mieux encore quelques liqueurs et le tabac d'Orient passent avec raison, dans la société européenne, pour donner cette disposition indispensable qui lui permet d'être parfois étourdissante.)

« — Monsieur Gide, commençai-je, je me suis permis de venir à vous, et cependant je crois devoir vous déclarer tout de go que je préfère de beaucoup, par exemple, la boxe à la littérature.


— La littérature est pourtant le seul point sur lequel nous puissions nous rencontrer », me répondit assez sèchement mon interlocuteur.

Je pensais : ce grand vivant !

Nous parlâmes donc littérature, et comme il allait me poser cette question qui devait lui être particulièrement chère : « Qu’avez-vous lu de moi ? » j'articulais sans sourciller, en logeant le plus de fidélité possible dans mon regard : « J'ai peur de vous lire. » J'imagine que M. Gide dut singulièrement sourciller.

J’arrivais alors petit à petit à placer mes fameuses phrases, que tout à l’heure je me récitais encore, pensant que le romancier me saurait gré de pouvoir après l’oncle utiliser le neveu. Je jetais d'abord négligemment : « La Bible est le plus grand succès de librairie. » Un moment plus tard comme il montrait assez de bonté pour s’intéresser à mes parents : « Ma mère et moi, dis-je assez drôlement, nous ne sommes pas nés pour nous comprendre. »

La littérature revenant sur le tapis j'en profitai pour dire du mal d’au moins deux cents auteurs vivants, des écrivains juifs, et de Charles-Henri Hirsch en particulier, et d'ajouter : « Heine est le Christ des écrivains juifs modernes. » Je jetais de temps à autres de discrets et malicieux coups d'œil à mon hôte qui me récompensait de rires étouffés, mais qui, je dois bien le dire restait très loin derrière moi, se contentant, semblait-il d’enregistrer, parce qu'il n’avait probablement rien préparé.


A un moment donné, interromprant une conversation philosophique, m’étudiant à ressembler à un Bouddha qui aurait descellé une fois pour dix mille ans ses lèvres : « La grande Rigolade est dans l'Absolu », murmurai-je. Sur le point de me retirer, d'un ton très fatigué et très vieux, je priais : Monsieur Gide, où en sommes-nous avec le temps ? Apprenant qu'il était six heures moins un quart je me levais, serrais affectueusement la main de l'artiste et partais en emportant dans ma tête le portrait d’un de nos plus notoires contemporains, portrait que je vais resquisser ici, si mes chers lecteurs veulent bien m'accorder encore, un instant, leur bienveillante attention.


M. Gide n'a pas l’air d'un enfant d'amour, ni d'un éléphant, ni de plusieurs hommes : il a l'air d'un artiste ; et je lui ferai ce seul compliment, au reste désagréable, que sa petite pluralité provient de ce fait qu'il pourrait très aisément être pris pour un cabotin. Son ossature n’a rien de remarquable ; ses mains sont celles d'un fainéant, très blanches, ma foi ! Dans l'ensemble, c'est une toute petite nature — M Gide doit peser dans les 55 kilos et mesurer 1 m 65 environ — Sa marche trahit un prosateur qui ne pourra jamais faire un vers. Avec ça, l'artiste montre un visage maladif, d'où se détachent, vers les tempes, de petites feuilles de peau plus grandes que des pellicules, inconvénient dont le peuple donne une explication en disant vulgairement de quelqu'un : « il pèle ».

Et pourtant l'artiste n'a point les nobles ravages du prodigue qui dilapide et sa fortune et sa santé. Non, cent fois non : l'artiste semble prouver au contraire qu'il se soigne méticuleusement, qu'il est hygiénique et qu'il s’éloigne d'un Verlaine qui portait sa syphilis comme une langueur, et je crois, à moins d'un démenti de sa part, ne pas trop aventurer en affirmant qu'il ne fréquente ni les filles ni les mauvais lieux ; et c'est bien encore à ces signes que nous sommes heureux de constater, comme nous aurions eu souvent l'occasion de le faire, qu'il est prudent.


Je ne vis M. Gide qu'une fois dans la rue : il sortait de chez moi : il n'avait que quelques pas à faire avant de tourner la rue, de disparaître à mes yeux ; et je le vis s'arrêter devant un bouquiniste : et pourtant il y avait un magasin d'instruments chirurgicaux et une confiserie...

Depuis, M. Gide m'écrivit une fois (1), et je ne le revis jamais.



J’ai montré l'homme, et maintenant j'eus volontiers montré l'œuvre si, sur un seul point, je n'eusse pas eu besoin de me redire.

(1) La lettre autographe de M. Gide est à enlever à nos bureaux au prix de 0 fr. 15.


Arthur CRAVAN, « ANDRÉ GIDE », MAINTENANT, no2, juillet 1913



Quelle âme se disputera mon corps ?

J'entends la musique :

Serai-je entraîné ?

J'aime tellement la danse

Et les folies physiques

Que je sens avec évidence

Que, si j'avais été jeune fille,

J'eusse mal tourné.

Mais, depuis, me voilà plongé

Dans la lecture de cet illustré,

Je jurerais n'avoir vu de ma vie

D'aussi féeriques photographies :

L'océan paresseux berçant les cheminées,

Je vois dans le port, sur le pont des vapeurs,

Parmi des marchandises indéterminées,

Les matelots se mêler aux chauffeurs ;

Des corps polis comme des machines,

Mille objets de la Chine,

Les modes et les inventions ;

Puis, prêts à traverser la ville,

Dans la douceur des automobiles,

Les poêtes et les boxeurs.

Ce soir quelle est ma méprise

Qu'avec tant de tristesse,

Tout me semble beau ?

L'argent, qui est réel,

La paix, les vastes entreprises,

Les autobus et les tombeaux ;

Les champs, le sport, les maîtresses,

Jusqu'à la vie inimitable des hôtels.

Je voudrais être à Vienne et à Calcutta,

Prendre tous les trains et tous les navires,

Forniquer toutes les femmes et bâfrer tous les plats.

Mondain, chimiste, putain, ivrogne, musicien, ouvrier, peintre, acrobate, acteur ;

Vieillard, enfant, escroc, voyou, ange et noceur ;

millionnaire, bourgeois, cactus, girafe ou corbeau ;

Lâche, héros, nègre, singe,

Don Juan, souteneur, lord, paysan, chasseur, industriel

Faune et flore :

Je suis toutes les choses, tous les hommes et tous les animaux !

Que faire ?

Essayons du grand air,

Peut-être y pourrai-je quitter

Ma funeste pluralité !

Et tandis que la lune,

Par-delà les marronniers,

Attelle ses lévriers,

Et, qu'ainsi qu'en un kaléidoscope,

Mes abstractions

Élaborent des variations

Des accords

De mon corps,

Que mes doigts collés

Au délice de mes clés

Absorbent de fraîches syncopes,

Sous des motions immortelles

Vibrent mes bretelles ;

Et, piéton idéal

Du Palais-Royal,

Je m'enivre avec candeur

Même des mauvaises odeurs.

Plein d'un mélange

D'éléphant et d'ange,

Mon lecteur , je balade sous la lune

Ta future infortune,

Armée de tant d'algèbre,

Que, sans désirs sensuels,

J'entrevois fumoir du baiser,

Con, pipe, eau,

Afrique et repos funèbre,

Derrière les stores apaisés,

Le calme des bordels.

Du baume, ô ma raison !

Tout Paris est atroce et je hais ma maison.

Déjà les cafés sont noirs.

Il ne reste, ô mes hystéries !

Que les clairs écuries

Des urinoirs.

Je ne puis plus rester dehors.

Voici ton lit ; soit bête et dors.

Mais, dernier des locataires,

Qui se gratte tristement les pieds,

Et, bien que tombant à moitié,

Si j'entendais sur la terre

Retentir les locomotives,

Que mes âmes pourtant reviendraient attentives !


Arthur CRAVAN, « HIE », MAINTENANT, No. 2, Juillet 1913


***

Andy MERRIFIELD. « The Provocations of Arthur Cravan », The Brooklyn Rail. Critical Perspectives on Arts, Politics and Culture :
http://www.brooklynrail.org/2004/06/books/the-provocations-of-arthur-cravan