dimanche 7 février 2010

SUR DADA ET L'ANARCHIE

Hannah HÖCH. Schnitt mit dem küchenmesser DADA durch die letzte weimarer Bierbauchkulturepoche Deutschlands (Coupé au couteau de cuisine à travers la dernière et weimarienne époque culturelle du ventre de bière allemand). 1919-1920, Photomontage, 114 X 90, Berlin, Staatliche Museen Preussischer Kulturbesitz

Dada ou la boussole folle de l’anarchisme

par Laurent MARGANTIN


Une Allemagne enfouie

Si l’anarchisme est avant tout l’affirmation des potentialités individuelles - contre la société bourgeoise, contre l’Etat, contre toutes les formes d’aliénation collective -, alors il faut commencer par reconnaître avant le dadaisme, dans la littérature allemande, ce qui a pu annoncer cette avant-garde que l’on associe automatiquement avec l’anarchisme. Cela commence avec Fichte et les romantiques allemands, avec l’affirmation d’un sujet autonome et absolument libre de s’auto-créer : « Avec l’être libre, conscient de soi, apparaît en même temps tout un monde - à partir du néant ». Le « Plus ancien programme de l’idéalisme allemand » - dont l’auteur est soit Hölderlin, soit Hegel, soit Schelling (plus vraisemblablement Schelling), continue en démolissant la légitimité de l’Etat : « Seul ce qui est l’objet de la liberté s’appelle Idée. Nous devons donc dépasser également l’Etat ! - Car tout Etat est obligé de traiter les hommes libres comme un rouage mécanique ; et c’est ce qu’il ne doit pas ; il faut donc qu’il arrête. » Fondé sur l’idée de liberté, ce « Programme » est sans doute le premier manifeste anarchiste, bien loin du culte de l’Etat auquel on associe habituellement le romantisme allemand et la culture germanique. En son fond, le premier romantisme est anarchisant et annonce le dadaisme, il est même foncièrement provocateur, comme il ressort de ce texte de Friedrich Schlegel, dont les intonations sont dadaistes (voire nietzschéennes) avant l’heure : « L’homme domestique tient sa formation du troupeau où il a été nourri, et surtout du divin berger ; lorsqu’il parvient à maturité, il s’établit et il renonce alors, jusqu’à finir par se pétrifier, au fou désir de se mouvoir librement - ce qui ne l’empêche pas bien souvent, sur ses vieux jours, de se mettre à jouer les caricatures multicolores. Certes, ce n’est pas tout d’abord sans peine ni sans mal que le bourgeois est ajusté et tourné pour être transformé en machine. Mais pour peu qu’il soit devenu un chiffre dans la somme politique, il a fait son bonheur et l’on peut, à tous points de vue, considérer qu’il est accompli dès lors que, de personne humaine qu’il était, il s’est métamorphosé en personnage. Et la chose vaut tout autant pour la masse que pour les individus. Ils se nourrissent, se marient, font des enfants, vieillissent, et laissent après eux des enfants qui vivent à nouveau de la même manière, laissent des enfants semblables - et ainsi de suite à l’infini ». Et Schlegel d’ajouter une sentence implacable : « Ne vivre que pour vivre, telle est la véritable source de la trivialité ».

Au début du dix-huitième siècle, les romantiques allemands engagèrent le grand mouvement de critique de l’âme bourgeoise, pour laquelle l’individualité de l’homme devait être bannie au profit de la reproduction d’un modèle social inamovible, ici comparé au devenir machinique (le bourgeois « ajusté et tourné pour être transformé en machine »). Singulière critique à une époque où l’Allemagne n’était pas encore entrée dans l’âge industriel, et qui se trouva amplifiée un siècle plus tard et jusqu’à nous.


De l’anarchisme à Dada

Du premier romantisme critiquant l’Etat-machine et la société mécanisée à l’anarchisme, il n’y a donc qu’un pas. En revanche, on peut dire sans exagérer que Dada découle directement d’une confrontation avec les thèses et la réalité anarchistes. Dans son livre Avant garde und Anarchismus, Hubert van den Berg a dressé un panorama impressionnant de cette confrontation, sans écarter les autres courants politiques majeurs. Il rappelle tout d’abord qu’en Europe, à la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle, l’anarchisme était un courant politique puissant qui faisait concurrence aux partis sociaux-démocrates, au point que les gouvernements en place mettaient beaucoup de moyens dans la surveillance et la répression de cette mouvance politique. On se souvient aussi des attentats anarchistes de la fin du dix-neuvième siècle contre des personnalités et des institutions, attentats qui eurent un impact important sur l’opinion publique et apportèrent à l’anarchisme une aura particulière. Dans son Petit lexique philosophique de l’anarchisme, Daniel Colson fait de l’activité terroriste d’une partie du courant libertaire le tableau suivant, sans lequel on ne peut comprendre l’activité dadaiste : « Largement négatif dans ses effets (la mort de ses auteurs et de ses victimes), le caractère « explosif » des bombes anarchistes ne cessera plus cependant, pendant un demi-siècle, de donner, symboliquement cette fois, le sens de l’action libertaire et de sa façon de concevoir le monde. En effet, instantanée dans ses effets, chargée d’exprimer toutes les espérances d’un acte irrémédiable et définitif, toutes les craintes et et tous les espoirs d’une volonté individuelle confrontée à la vie et à la mort, la bombe anarchiste est directement porteuse dans sa matérialité même de l’idée d’ « explosion » de l’ordre du monde, de recomposition radicale des éléments qui le composent » . Dans la sphère du pouvoir symbolique qu’allait représenter Dada aussi bien à Berlin que Zürich, il allait bien s’agir de frapper les esprits par le bouleversement de tous les codes littéraires et poétiques existants, de faire exploser donc l’ordre du monde dans sa réalité sociale, sans qu’il soit certain que l’objectif de cette explosion était la « recomposition radicale des éléments qui le composent ».

En même temps, et du fait de la grande résonance dans toute l’Europe des attentats à la bombe ou autres tentatives d’assassinat (comme celle contre l’Empereur allemand Guillaume II), les écrits d’anarchistes comme Kropotkine, Bakounine ou Stirner bénéficièrent d’une audience importante dans les milieux intellectuels européens. Assez vite, une mouvance intellectuelle et « bohême » se forma autour d’auteurs comme Gustav Landauer ou Erich Mühsam, lesquels, avec les expressionnistes, fondèrent une culture voire un climat anarchiste dans l’Allemagne des années d’avant la Première Guerre mondiale. Les liens entre expressionnistes et anarchistes étaient nombreux dans le milieu culturel munichois, comme le montre le journal de Mühsam dans les années 10, et l’on sait que le dadaisme, même s’il prit ses distances avec l’expressionnisme, se reconnut dans son appel à une révolte totale contre l’ordre établi. Il y avait donc un climat propice à l’apparition d’un mouvement nouveau qui combinerait de manière indissociable révolte politique et expression artistique d’un nouvel ordre. Sans l’arrière-plan politique et révolutionnaire de l’époque, vigoureux et ferme comme jamais à un moment-clé de l’histoire de l’Allemagne - marquée par l’exacerbation du nationalisme et du colonialisme de l’empire wilhéminien, puis, conséquence directe, par la première guerre mondiale, qui révéla aux yeux de la nouvelle génération l’absurdité meurtrière du capitalisme moderne -, Dada puis le surréalisme ne seraient pas apparus. Il faut donc renverser la perspective selon laquelle l’artiste moderne se serait engagé à un moment donné dans la lutte révolutionnaire, et essayer de comprendre comment, dans des circonstances historiques précises, l’écriture dadaiste, fut l’expression la plus forte de l’art comme politique, mais comme politique d’un individu désaliéné de l’Etat et de toutes les « vérités » collectives, d’un individu en chemin vers la liberté et prêt à tout lui sacrifier. C’est là justement que Dada se dut de rompre avec le champ politique tel qu’il était donné, aussi bien révolutionnaire. Anarchie au sens donc le plus extrême du terme, anarchie dans les marges de toute entité sociale reconnaissable.



Que plusieurs dadaistes - notamment Hugo Ball et Richard Huelsenbeck - aient collaboré à la même revue qu’Erich Mühsam, Revolution, n’est donc guère étonnant. Un texte de Mühsam paru dans le premier numéro, en 1913, est annonciateur des futurs manifestes anarcho-dadaistes, et surtout situe l’acte révolutionnaire sur un plan autant social que spirituel, dimension qui caractérise fortement le dadaisme : « La révolution est un mouvement entre deux conditions. Qu’on ne se représente pas un lent mouvement rotatoire, mais une éruption volcanique, l’explosion d’une bombe, ou bien encore une nonne en train de se déshabiller. Une révolution se produit lorsqu’une situation est devenue intenable : que cette situation ait pris la figure des relations politiques ou sociales d’un pays, d’une civilisation spirituelle ou religieuse ou bien des caractéristiques d’un individu. Les forces productives de la révolution sont ennui et désir, leurs expressions sont destruction et élévation. Destruction et élévation sont identiques dans la révolution. Tout désir destructeur est désir créateur (Bakounine). Quelques formes de la révolution : mort du tyran, renversement d’un pouvoir autoritaire, établissement d’une religion, destruction de toutes les tables (dans les conventions et en art), création d’une oeuvre d’art ; l’accouplement. Quelques synonymes pour la révolution : Dieu, vie, rut, ivresse, chaos. Laissez-nous être chaotique ! ». Mühsam, de manière manifeste, anticipe ici Dada, ne serait-ce que par sa conception d’une révolution violente et soudaine (« éruption volcanique », « explosion d’une bombe » ou « nonne en train de se déshabiller ») qui ne consiste pas en un simple mouvement populaire ou bien en une série d’actes individuels qui devraient être poursuivis à un niveau collectif, mais se caractérise davantage par sa dimension spirituelle et artistiques, l’acte révolutionnaire principal étant la « destruction de toutes les tables (dans les conventions et en art) » et la « création d’une oeuvre d’art ». Révolution qui n’appelle donc pas à un renversement du pouvoir en place pour en substituer un autre, mais à une destruction du pouvoir, de l’essence même du pouvoir, sous toutes ses formes sociales, qu’elles soient politiques, artistiques, morales. Contre la législation, le volcan ; contre l’art, le poème-bombe ; contre l’Eglise, la nonne dénudée. Dada, à bien des égards, ne sera que cela : la représentation incessante du renversement de toutes les formes de pouvoir, aussi bien la figure de l’oeuvre d’art bourgeoise, ultime rêve d’un ordre esthétique à venir, dans le chaos et le bruit du poème désarticulé, défait, cacophonique. Révolution réalisée par le seul ébranlement de la langue, archè absolue et qu’il s’agirait, par le poème-explosion, d’abolir.

Y eut-il toutefois, en raison des circonstances historiques et des affinités intellectuelles susdites, allégeance du mouvement Dada envers l’anarchisme comme courant politique ou bien même pensée philosophique ? On se doute bien que non. Une première caractéristique de la politique dadaiste (si l’on peut parler ici de politique au sens classique du terme) est son syncrétisme détonnant. Ainsi, Hubert van den Berg distingue quatre tendances politiques dans le dadaisme : 1) Un communisme à caractère marxiste (proche du spartakisme), représenté par Franz Jung ou George Grosz par exemple ; 2) un nihilisme antipolitique à forte tendance individualiste dont les figures seraient Picabia, Tzara ou le Berlinois Huelsenbeck ; 3) une mise en scène messianique dont le meilleur représentant est Johannes Baader ; 4) une gauche radicale où l’anarchisme joue un grand rôle, représentée par Hugo Ball et Raoul Hausmann. Cette répartition montre la difficulté à à ramener le dadaisme à un positionnement politique quelconque, même si les références anarchistes sont nombreuses. L’évolution de plusieurs dadaistes vers le marxisme et leur adhésion au parti communiste fondé en Allemagne en 1919 est une donnée importante. Malgré ces différences sur un plan idéologique, il n’en reste pas moins que nombre d’attitudes et d’actes dadaistes sont, par-delà le champ politique et l’idéologie justement, l’expression d’une volonté d’aller au-delà, de dépasser la politique révolutionnaire à la petite semaine, comme si la conscience dada était toujours la plus forte, selon laquelle une véritable révolution se fait hors de cadres idéologiques précis, dans une espèce d’allègre destruction de tout ce qui empêche l’être humain - sur un mode collectif et aliénant - d’accéder au domaine de la liberté individuelle.


Le manifeste pour dynamiter le pouvoir

Dada, que ce soit à Zürich, Berlin ou Paris, aura écrit des manifestes. Lisons celui de Jefim Golyscheff, Raoul Hausmann et Richard Huelsenbeck, qui date de 1919, rédigé à Berlin dans une des époques les plus troubles de l’histoire moderne de l’Allemagne, caractérisée par l’effondrement du nationalisme et du militarisme prussiens, et la répression d’un mouvement révolutionnaire. Le texte s’intitule : « Qu’est-ce que le dadaisme et que veut-il en Allemagne ? ». On lit d’abord que le dadaisme appelle à « l’union révolutionnaire internationale de tous les hommes créateurs et spirituels du monde entier sur la base du communisme radical », mot d’ordre qui pourrait être on ne peut plus classique s’il n’était pas question d’hommes et créateurs et spirituels (quoiqu’on a vu Mühsam faire appel à l’intelligence artistique), ensuite - et là les choses se dégradent du point de vue proprement révolutionnaire - le dadaisme appelle à « l’introduction du chômage progressif à travers la mécanisation généralisée de toute activité. C’est seulement par le chômage que l’individu a la possibilité de s’assurer de la vérité de son existence et de s’habituer enfin à l’expérience ». Le manifeste ensuite se transforme en une parodie d’appel révolutionnaire, comme si le propre de l’anarchisme dadaiste devait être de vider de sons sens et de sa puissance toutes les formes répertoriées de l’expression politique. Il est ainsi question d’un « comité central » créé « pour que les articles de loi dadaistes soient respectés par tous les clercs et les professeurs », « pour que le concept de propriété disparaisse totalement », « pour que soit introduit le poème simultané comme prière d’Etat communiste », « pour que les Eglises autorisent la représentation de poèmes bruitistes, simultanés et dadaistes », « pour que soit créé un comité dadaiste dans chaque ville de plus de 50 000 habitants en vue d’une nouvelle formation de l’existence », « pour que soient contrôlés toutes les lois et tous les décrets par le comité central dadaiste de la révolution mondiale », et « pour que toutes les relations sexuelles soient aussitôt réglées dans le sens dadaiste international à travers la création d’une centrale sexuelle dadaiste ». Le propos est bien ici de disqualifier le discours révolutionnaire tel qu’il est servi par les partis communistes européens, mais plus généralement toutes les constructions idéologiques à travers lesquelles s’opère une mainmise du collectif sur l’individu créateur de soi, le seul individu qui vaille vraiment, l’artiste. Mais y a-t-il une politique de l’individu-artiste, fondée sur l’idée de liberté, sinon celle, dadaiste, qui défait justement toute possibilité d’une politique conçue comme puissance d’un seul sur plusieurs, ou de plusieurs sur plusieurs ? S’il y a anarchisme dadaiste, n’est-ce pas ce nihilisme antipolitique évoqué à propos de Huelsenbeck, n’est-ce pas une forme d’anarchisme désespéré, brisant la puissance jusque dans la parole dont il met en scène, dans des poèmes catastrophiques, le retour au son primitif ? Car il y a une volonté dadaiste de retourner au primordial, à ce qui précède l’état social de l’homme, dans une visée étrangement rousseauiste, et qui pourrait bien, en son fond, animer le dadaisme.

Ainsi, l’un des fondateurs du groupe de Zürich, Hans Arp, a-t-il intitulé un recueil de poèmes Je suis né dans la nature (Ich bin in der Natur geboren), recueil dans lequel on peut lire le poème Configurations de Strasbourg qui débute ainsi : « Je suis né dans la nature. Je suis né à Strasbourg. Je suis né dans un nuage. Je suis né dans une pompe. Je suis né dans une robe », et qui se poursuit par une présentation du groupe dadaiste et de ses objectifs : « En 1916, à Zürich, j’ai enfanté Dada avec des amis. Dada est pour le non-sens cela ne veut pas dire idiotie. Dada est insensé comme la nature et la vie. Dada est pour la nature et contre l’art ».
Ce thème est récurrent chez Arp ainsi que chez la plupart des dadaistes. Affirmer la vie individuelle, c’est s’affirmer comme être vivant au milieu de la réalité non conditionnée par l’homme et l’univers fictif qu’il a créé. Le processus de déconditionnement passe parfois par une expérience onirique et imaginaire qui est celle de la métamorphose des formes, des êtres ou des situations (« Je suis né dans un nuage. Je suis né dans une pompe »). Raoul Hausmann proclame dans un manifeste dadaiste de 1918 signé entre autres par Tristan Tzara, Hugo Ball et Hans Arp que « le mot Dada symbolise la relation primitive avec la réalité environnante » et qu’ « avec le dadaisme une nouvelle réalité prend place ». Et il ajoute : « Pour la première fois dans l’Histoire, le dadaisme ne se tient plus devant la vie à un niveau esthétique, il déchire tous les slogans de l’éthique, de la culture et de l’intériorité qui ne sont que des manteaux pour de maigres muscles ». Avec le dadaisme, écrit-il encore, « la vie apparaît comme un mélange simultané de bruits, de couleurs et de rythmes spirituels qui ressurgit directement dans l’art dadaiste sous forme de cris et de fièvres sensationnels de la psyché quotidienne et dans toute sa brutale réalité ». L’art dada est association d’éléments contradictoires et anachroniques, et c’est en cela qu’il exprime la vie, qui est anarchie. Être anarchiste au vrai sens du terme, au sens artistique du terme, c’est épouser le flux de la vie, anarchie première, c’est revenir à ce qui a précédé toutes les constructions mentales de l’humanité recouvrant l’âme libre de l’individu. Johannes Baader, en « « dada en chef », présente ainsi les choses : « Un dadaïste est un homme qui aime la vie dans ses formes les plus singulières et qui dit : je sais bien que la vie n’est pas ici seulement, mais qu’elle est aussi là, là, là (da, da, da ist das Leben) ! Par conséquent le véritable dadaïste maîtrise tout le registre des expressions vitales humaines, depuis l’autopersiflage jusqu’à la parole sacrée de la liturgie religieuse sur ce globe terrestre qui appartient à tous les hommes. Et je vais tout faire pour que des hommes vivent sur cette Terre à l’avenir. Des hommes qui soient maîtres de leur esprit et qui à l’aide de celui-ci recrééront l’humanité ».Dynamiter le pouvoir (de Dieu, mais aussi des innombrables petits dieux qui couvrent la terre), c’est affirmer la vie dans toutes ses apparitions, dans sa liberté absolue de création à laquelle l’homme doit tendre, en recréant ainsi l’humanité. L’anarchie du verbe dadaiste (bruitiste, simultané, etc.) ne cesse de proclamer cette profession de foi : c’est en retournant à la primitivité de la vie, antérieure à toutes les fondations sociales, que l’homme se libérera.


La boussole folle

La stratégie dadaiste mène à un affolement de la boussole politique, déboussolement provocateur, d’où mélange des registres de parole (poème, chant, manifeste, démonstration pseudo-philosophique tournant à l’absurde, pièce de théâtre ou nouvelle délirante), mais aussi des orientations politiques, philosophiques et religieuses. Il faut que l’aiguille de la boussole tourne avec une telle intensité qu’à la fin la boussole explose, laissant enfin l’humanité explorer la liberté. On pourrait aussi paraphraser Friedrich Schlegel en disant que celui qui veut quelque chose d’infini (la liberté en l’occurrence) ne sait pas ce qu’il veut ; mais Dada sait qu’il ne sait pas ce qu’il veut, d’où le jeu infini des négations qui est propre au dadaisme, dont la négation ultime est ainsi formulée : « Dada ! Car nous sommes - antidadaistes ! » (p.66). On peut donc interpréter chaque attitude voire posture dadaiste comme un acte de destruction parodique, tels ces choix idéologiques ou religieux troublants, par exemple ceux de Baader. Il s’agit, à chaque parole, de déboussoler l’auditeur, de le contrarier dans ses choix en lui montrant une image outrée de ses propres croyances. Baader excella dans cet exercice, lui qui un jour de novembre 1918 interrompit le prédicateur à la cour Dryander lors d’une messe à la cathédrale de Berlin en l’interpellant de la manière suivante : « Un instant ! Je vous le demande, qu’est pour vous Jésus Christ ? Il vous est totalement égal ! »Baader fut arrêté et poursuivi pour blasphème, l’événement fit grand bruit, dans les journaux de l’époque notamment. Même si celui qu’on qualifia d’ « anarchiste individualiste » se présentait comme le « nouveau Christ », Raoul Hausmann fit du personnage l’un des plus hauts représentants du dadaisme berlinois, voyant pendant un temps dans son délire messianique une figuration de l’esprit explosif propre à Dada.

Sur le plan politique, les Berlinois furent sans aucun doute les plus nihilistes des anarchistes, changeant d’identité et d’idéologie selon les contextes, en fonction du degré de subversion que celles-ci pouvaient représenter. Rien dans « l’offre politique » du moment ne pouvait les satisfaire, comme si le caractère grégaire de tous les partis et de toutes les mouvances les révoltait systématiquement, quels qu’ils soient. L’humanité vile de l’homme, celle qui le pousse à se regrouper, était à éliminer, dans un mouvement forcément individuel - en cela les deux références philosophiques principales - comme chez Picabia - étaient Stirner et Nietzsche. Ainsi, Huelsenbeck se reconnut en 1920 dans le communisme le plus radical (un choix idéologique ne pouvant être que radical), au point de qualifier dada de « bolchévique », avant de considérer le communisme partisan (celui du parti) comme trop « constructif », attaché qu’il était à la fondation d’un paradis sur terre auquel il ne pouvait croire, tandis que le dadaiste quant à lui prônait un programme destructif s’achevant dans une indifférence politique.

Fondamentalement syncrétique, mêlant les courants de pensée, les idéologies, les croyances, ce qu’on pourrait finalement appeler les instincts spirituels pour marquer le fait que l’esprit est aussi régi par les forces du corps, l’anarchisme dadaiste aboutit à un nihilisme extrême qui prend la forme d’une « indifférence créatrice », concept emprunté au philosophe Salomo Friedlaender, pour lequel le fait que la chose en soi kantienne soit inconnaissable plongeait le sujet dans un univers de relativité, c’est-à-dire de polarités innombrables qui ne pouvait être dépassé que dans un point d’indifférence absolue, moment d’absolue liberté. Il en est de même aujourd’hui, où la pensée libertaire convoque les figures les plus discordantes, de Rimbaud à Nietzsche, de Deleuze à Bakounine, de Spinoza à Leibniz, comme si le propre de l’anarchisme était finalement, comme pour Dada, de chercher avant tout à produire l’explosion spirituelle, la seule à travers laquelle la volonté humaine non grégaire pourrait s’exprimer. Et l’on peut s’interroger sur le fait que l’anarchisme revienne précisément aujourd’hui, comme s’il s’agissait à travers lui de combiner puis dépasser toutes les formes de révolte qui, dans leur réalisation historique, ont échoué, en premier lieu bien entendu le communisme. Sur le fait qu’il revienne dans une époque « déboussolée », mais dont le déboussolement semble non pas actif, mais passif, s’exprimant dans une fatigue (on a dit justement que Sisyphe était fatigué) et une lassitude vertigineuse. Point d’indifférence inverse de celui du dadaisme, qui lui était l’expression d’une énergie extrême, quand notre époque se vautre dans un néant de volonté. Le dadaisme nous séduit, l’anarchisme aussi, comme le rêve ultime qu’une révolte pourrait encore animer l’individu, alors que tout semble sommeiller dans l’infini retour des ritounelles politiques.

Ce texte est d'abord paru dans la revue Lignes, numéro 16, "Anarchies", février 2005